[Interview tirée du mensuel de décembre de Lyon Capitale] Né à Villeurbanne, l’avocat Alain Jakubowicz a quitté la Licra fin octobre après sept ans de présidence. L’occasion pour l’ancien adjoint délégué aux droits de l’homme de revenir sur l’évolution de la lutte antiraciste à l’heure des réseaux sociaux et sa nécessaire adaptation.
Lyon Capitale : Vous avez quitté la présidence de la Licra début novembre après sept ans de présidence, qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Alain Jakubowicz : Lorsque j’ai été réélu, il y a un an et demi, j’avais clairement indiqué que je n’irais pas au bout de mon troisième mandat. Déjà, avant l’élection, j’avais hésité à me représenter parce que je pense qu’il n’est jamais sain de trop identifier une association à son président et un président à une association. Je voulais montrer que, dans une institution moderne, il n’y a pas de président à vie. Il était temps de passer le témoin. Les temps sont tellement durs dans le combat antiraciste que je voulais que ça se fasse dans l’apaisement. Les statuts de la Licra disent que c’est le premier vice-président qui succède au président, c’est donc dans l’apaisement que Mario Stasi m’a succédé.
Entre votre prise de fonction en 2010 et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ?
Il a principalement fallu changer de logiciel dans notre combat sur les réseaux sociaux. Quand j’ai pris la présidence, les délits racistes et homophobes n’existaient que dans la presse. C’est dans ce combat que la Licra était connue. Mais on n’avait pas vu que les racistes, les xénophobes et autres faisaient leur lit sur les réseaux sociaux, un terrain sur lequel on était absent. Il a donc fallu s’adapter à ces agressions extrêmement violentes. Ce qui a changé aussi, c’est qu’avant le racisme et l’antisémitisme étaient binaires. Les méchants, c’était l’extrême droite, et les gentils les minorités. Aujourd’hui, c’est plus compliqué. L’extrême droite n’a plus le monopole du racisme, même si elle le reste majoritairement et qu’il convient de toujours la combattre. Mais il y a eu les affaires Halimi, Merah et les autres qui nous ont obligés à changer de logiciel. J’ai connu une époque où le combat antiraciste était un combat porté par la jeunesse. Aujourd’hui, malheureusement, ce combat a été ringardisé par les coups de boutoir portés par des gens comme Zemmour ou autre qui prétendent que l’antiracisme attente à la liberté d’expression.
Face à ces “coups de boutoir”, que n’avez-vous pas fait ou mal fait pour que l’antiracisme soit “ringardisé” ?
On a vraisemblablement commis des erreurs. Comme je l’ai dit plus tôt, on a eu un retard à l’allumage sur les réseaux sociaux. On a aussi peut-être trop été moralisateur. Peut-être que l’on n’a pas mis assez en avant les valeurs de la République – liberté, égalité, fraternité – qui sont aujourd’hui fortement attaquées. Je pense aussi que le milieu antiraciste a besoin globalement de se moderniser. Il faut en terminer avec les vérités péremptoires et les étiquettes collées aux uns et aux autres. On vit une crise économique et morale importante. L’antiracisme a finalement le même problème que beaucoup de militantismes aujourd’hui. On le voit avec les syndicats, qui peinent à mobiliser. Malheureusement, cela conduit à un communautarisme exacerbé, y compris dans le milieu antiraciste, où il y a une véritable crise de l’universalisme. On a vu apparaître des associations antiracistes qui se révèlent être des associations communautaires où les Noirs sont défendus par les Noirs, les juifs par les juifs, les musulmans par les musulmans, etc. C’est ce que nous combattons à la Licra, parce que ce qui fait la force de cette association, c’est son universalisme.
Cette crise dont vos parlez se traduit aussi aujourd’hui dans le débat Mediapart/Charlie Hebdo…
Oui, le monde médiatique et les médias eux-mêmes voient les ravages que cela peut faire sur fond de conception de la laïcité. Quand j’ai été élu à la tête de la Licra, le débat sur le fondamentalisme et l’extrémisme radical ne se posait pas dans les mêmes termes qu’aujourd’hui, même si à Lyon j’ai été confronté à cette problématique, à une échelle moindre, au moment de la construction de la grande mosquée.
Justement, vous parliez d’universalisme de l’antiracisme. Lyon a cette tradition universaliste, comment jugez-vous l’état de la ville aujourd’hui ?
Lyon a une ancienne tradition universaliste, avec un dialogue interreligieux qui existe depuis très longtemps. C’est une très bonne chose évidemment. Mais quelle est la véritable portée des instances qui se prétendent représentatives ? C’est tout le problème qui existe, entre les élites et la base, au sens non péjoratif. La représentativité réelle des leaders des différentes communautés pose question. Qu’il y ait un dialogue interreligieux, évidemment, c’est très bien. Mais ce dialogue doit être à sa juste place et ne pas empiéter sur la sphère publique. C’est une question de curseur. Concernant Lyon, il faut saluer le travail qu’ont mené les élus, les universitaires et tous ceux qui se sont battus contre cette vieille tradition de tolérance envers les mouvements identitaires, d’extrême droite et négationnistes, qu’avait l’université Lyon 3. En tant que Lyonnais et ancien étudiant de Lyon 3, je suis ravi que l’université ait expulsé ces problèmes pour qu’elle redevienne la belle université qu’elle doit être.
Il y a longtemps que racisme, antisémitisme, sectarisme, ne sont plus l'apanage de l'extrême droite. On le retrouve aussi à l'extrême gauche, sous diverses formes. Avec pour argument spécieux que la gauche ne peut l'être...puisqu'elle est de 'gauche' !