Montage Doan Bui

Doan Bui, en quête de ses origines ou en quête de soi ?

Entretien avec Doan Bui, auteure d’une enquête familiale qui se lit comme un thriller. Elle cherchait son père, on s’y retrouve.

Commencer la lecture du dernier livre de Doan Bui, Le Silence de mon père*, c’est plonger corps et âme dans un récit romanesque bouleversant qui surprend, captive, intrigue, enchaîne et maintient en haleine jusqu’à sa conclusion. De page en page, l’auteure, grand reporter à L’Obs (elle a obtenu le prestigieux prix Albert-Londres en 2013), réalise en effet l’exploit de nous impliquer dans la quête de ses racines au point de nous amener, sans même que nous le percevions toujours, à nous interroger sur nous-même et sur notre propre histoire familiale. Histoire dont nous préférons penser que nous connaissons tout, ou du moins l’essentiel, et à laquelle nous nous identifions en général par facilité, habitude ou pour ne pas remettre en question ce qui nous a construit.
Cette enquête sur les traces du père, du Mans à Paris, en passant par Hanoi et la Chine, se lit comme un thriller qui, en explorant les secrets et les non-dits qui se cachent parfois derrière certains traits de caractère ou comportements de ses ascendants, les révèle terriblement humains et fragiles. Par un effet de miroir, cette découverte nous conduit à reconsidérer les êtres qui composent notre propre famille.
Entretien.

Lyon Capitale : C’est finalement assez tard que vous débutez cette enquête à la découverte de vos racines et de votre père, médecin vietnamien installé au Mans dans les années 1970. Quel fut le déclencheur de cette aventure ?

Doan Bui : C’est vrai, puisque je commence cette enquête vers 30 ans, en 2005, l’année où je deviens mère pour la première fois et où six mois plus tard mon père fait un AVC qui le condamne au silence. Son aphasie me fait alors prendre conscience, brutalement, qu’il y a de très nombreuses questions que je ne lui ai jamais posées et qu’au fond je ne sais pas, ou très peu, qui est mon père.

Ainsi, au départ, plus qu’une quête des origines, des racines, c’était d’abord une enquête à la recherche de ce père mal connu que je voulais mener ; ce qui m’a amenée inévitablement à me questionner aussi sur qui j’étais. Devenir maman m’a conduite également à prendre en considération un autre élément : comment transmettre à ma fille eurasienne cette identité vietnamienne qui me façonnait en partie ? Jusqu’alors, j’avais été dans le déni de mes racines. J’avais tout oublié de cette langue maternelle dans laquelle j’avais prononcé mes premiers mots.

Enfant et adolescente, la littérature française m’avait structurée, avait bâti mes références. Je m’étais par exemple délectée très souvent des histoires de la comtesse de Ségur et j’avais rêvé de ressembler à l’une de ces petites filles qu’elle décrivait avec force détails dans ses romans ; j’aimais l’ambiance de ces familles qui vivaient à une époque si française ; j’aurais voulu déguster moi aussi les mets décrits, ils me semblaient si délicieux. Depuis toujours, mon imaginaire s’était construit à partir d’images et de mots véhiculés par la culture française, et je m’y étais tant identifiée que j’en avais fait mon métier. Jusqu’en 2005, je me vivais avec une identité de Française, pas de Vietnamienne.

Ma grossesse et la maladie soudaine de mon père ont réveillé en moi un questionnement que j’avais toujours escamoté. Je me suis rendu compte de tout ce que j’aurais pu demander à ce père aimant mais taiseux, sans jamais le faire, des choses à côté desquelles j’étais passée, et je me suis sentie coupable. C’est donc d’abord pour réparer ces manquements, puis pour découvrir les secrets de notre famille et combler les vides relationnels qui s’étaient, de fait, instaurés entre nous tous que je suis partie sur les traces de la vraie histoire de mon père, donc de la mienne.

Et celle de vos filles… Puisque le temps de mener votre enquête vous avez été maman une seconde fois…

Être mère m’a fait prendre conscience que j’étais un chaînon dans une vaste lignée, lignée qui allait être continuée par mes filles. La maternité, en me sortant du présent éternel de l’enfance, m’a propulsée comme une évidence dans un nouvel espace-temps. Un temps qui me reliait désormais au passé de ma famille et qui me projetait dans l’avenir de mes filles. Un espace un peu mythique lié à des pertes, et à une fracture, l’exil de mes parents du Vietnam, un pays qui m’était totalement étranger.

Dérouler le fil de l’histoire de mes parents en Chine et au Vietnam m’a fait découvrir “leur” Vietnam, celui d’avant les communistes, celui d’avant la séparation en Nord et Sud Vietnam, en 1954, celui d’avant 1975, date à laquelle le pays a été réunifié. Et je me suis rendu compte que j’ignorais tout de mon père enfant et adolescent en Asie, de même que je ne savais rien de lui avant sa famille du Mans, composée par ma mère, mes trois sœurs, mon frère et moi. Il avait été un jeune adulte, un étudiant bien intégré en France. Au fur et à mesure que j’avançais dans mon enquête, j’éprouvais des sentiments complexes et parfois contradictoires. Surtout quand j’ai découvert ce secret de famille : j’avais un demi-frère et une demi-sœur, des enfants que mon père avait eus avec une femme française avant de rencontrer ma mère…

Selon les moments, j’étais émue, peinée, frustrée d’être passée ainsi à côté de lui. J’ai découvert sa complexité. Je comprenais que je ne savais pas qui était, en réalité cet être humain qui avait partagé ma vie quotidiennement pendant tant d’années, et j’en étais bouleversée. Mais je savais aussi que je pouvais partager désormais beaucoup de choses avec lui et c’était très réparateur.

Aujourd’hui, je ne prétends pas connaître la vérité sur mon père. Je ne le connais pas dans son intimité, mais je perçois mieux certaines de ses facettes, celles qu’il a partagées avec d’autres. C’est tout et c’est très bien ainsi. Le contraire serait transgressif. Cette connaissance m’aide à mettre les choses en perspective, et à comprendre pourquoi je fais certains choix. Pourquoi par exemple j’ai choisi les mots pour raconter les histoires des autres alors que je suis d’une famille qui ne raconte rien. Pourquoi j’ai toujours été passionnée par l’histoire de la décolonisation alors que je n’abordais jamais celle du Vietnam. Pourquoi j’ai éprouvé le besoin de parler à des pères, des mères, des enfants, des harkis, des Algériens, des Roumains, des Kurdes, des Indiens pour évoquer cette douleur universelle de l’exil, de leur cœur déchiré entre ici et là-bas, sans jamais questionner mon père et ma mère sur leurs propres blessures.

Aujourd’hui, où en êtes-vous ? Cette quête a-t-elle donné du sens, une nouvelle direction à votre vie ? A-t-elle aidé vos proches ?

Je sais que mon père est heureux de ce livre. Grâce à cette enquête, nous avons noué contact avec mon demi-frère. Mon père est réconcilié avec son histoire et son passé. Il n’y a plus de rupture dans la lignée mais une continuité et c’est important pour chaque membre de notre grande famille, dispersée aux quatre coins du monde depuis 1975.

Ce qui reste compliqué, c’est que tout ce qui a trait à la souffrance, au chagrin, aux pertes, ne se raconte pas dans notre tradition. Dans ma culture, cela ne se fait pas de parler de la douleur, de la maladie, de la mort. Seul ce qui est positif est autorisé à être dit. Occulter ainsi tout un pan de son histoire n’est pas la vraie vie. En forçant le trait, je pourrais presque dire que ce culte du secret nous ampute en partie de notre “humanité”. Et c’est parce que j’étais consciente de tout ce qui se jouait dans ces non-dits et de mon rôle en tant que fille aînée que j’ai voulu aider à “réparer” les brisures et à combler les silences de mon clan. Et cela a marché, ce livre a permis à ma famille de refaire du lien, des racines, et à moi de réconcilier mes deux identités, française et vietnamienne.

Est-ce qu’écrire ainsi libère ?

Cela m’a libérée sur le plan de l’écriture. Des verrous ont sauté. Et sur le plan relationnel aussi. Cela a contribué à redonner un nouveau souffle à ma famille.

Dans ce livre, je charrie les mots pour transmettre à mes filles notre histoire, la voix de mon père et des absents, et inscrire dans le monde la vie des êtres que j’aime.

Je suis une passeuse entre mes parents et mes enfants. Je suis aussi une passeuse dans chacun de mes articles. C’est le sens de mon histoire.

Avec le recul, je réalise qu’aller à la quête de la vérité de son histoire familiale, c’est quelque chose de vital. Cette quête de l’identité est universelle. Qui on est dépend d’où on vient. Malgré les doutes, les souffrances, les inquiétudes inhérentes à ce type de questionnement, faire ce parcours a été apaisant pour moi. De plus, il me permet maintenant de mieux comprendre les miens, surtout de les accepter tels qu’ils sont. Et de mieux m’accepter. Car la quête des autres, des origines, de soi, c’est finalement la même chose.

* Doan Bui, Le Silence de mon père, éditions L’Iconoclaste, 2016.
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