“Le XXIe siècle ne sera pas le siècle de la Chine”

En 2015, Jean Ruffier anticipait dans une précédente tribune une possible présidence à vie de Xi Jinping. Cette anticipation semble se vérifier, au moins au regard des pouvoirs mis à sa disposition par la nouvelle Constitution chinoise. Aujourd’hui, avec Rigas Arvanitis, il s’interroge sur le pouvoir économique du nouvel homme fort chinois, qui se compare à Mao Zedong et utilise les mêmes formes d’exercice du pouvoir (culte de la personnalité, contrôle politique et répressif de l’opinion publique et intellectuelle et des voix discordantes). Venu au pouvoir au nom de la lutte contre la corruption, Xi Jinping saura-t-il satisfaire les citoyens du nouveau géant économique mondial qu’est devenue la Chine ?

Le sort des Chinois a connu des évolutions considérables au XXe siècle. En guerre pratiquement ininterrompue pendant toute la première moitié du siècle, le pays dont Mao Zedong prend la tête en 1949 est alors un des plus pauvres de la planète. La période maoïste sera une lutte constante de Mao pour le pouvoir absolu. Il n’y aura pas consensus au sein du Parti communiste et Mao, plusieurs fois mis sur la touche, n’hésitera pas à déclencher une véritable guerre des générations, la révolution dite “culturelle”, pour se maintenir seul au sommet. À sa mort, en 1976, il réussit à transmettre ce pouvoir à sa femme. Les luttes internes au parti se traduisent ensuite par la mise en place d’une forme de pouvoir, qui nous semble historiquement assez rare, que nous pourrions appeler oligocratie (pouvoir d’un petit nombre) ou cryptocratie (pouvoir tenu par des personnes inconnues). Nul doute que ce pouvoir collégial mais opaque est un facteur essentiel de la survie de ce régime communiste. Le socialisme s’effondre politiquement et économiquement au tournant des années 1990. Il ne sera plus défendu que par très peu d’intellectuels. La politique d’ouverture sera effectuée dans un consensus dans tout le spectre politique, dans le monde entier.

Pourtant, avant les succès économiques spectaculaires qui se confirmeront dans les trente années de réforme, la Chine a été secouée par un mouvement de contestation dont le premier secrétaire du Parti, Zhao Ziyang, a fait les frais. Paradoxalement, le pouvoir se relèvera plus fort que jamais de cette épreuve, qui eut ceci de particulier qu’elle portait sur les formes d’expression politique mais pas sur la distribution du pouvoir économique : la contestation politique de Tiananmen en juin 1989 a été de ce fait réprimée dans le sang.

“Nous assistons à un véritable changement de régime politique. Ce qui faisait l’originalité historique du pouvoir chinois vient de disparaître”

S’il est hasardeux de dresser un bilan économique du maoïsme, catastrophique en plusieurs aspects, il faut mettre à son crédit la domination du Parti communiste sur le pays. Ce gouvernement central dans un pays qui ne connaissait que des gestions régionales différentes a permis d’imposer le rôle du Parti sur la vie quotidienne des Chinois : c’est le parti qui décide des carrières dans la fonction publique, c’est lui qui décide des jugements, c’est lui qui décide des naissances, des mariages, de la possibilité de voyager… En revanche, c’est toujours le même tout petit groupe qui gouverne le Parti, depuis qu’il a pris le pouvoir en 1949. Dans un premier temps, ce furent les dirigeants de l’Armée rouge qui formèrent l’ossature du pouvoir central ; ce sont leurs enfants et leurs petits-enfants qui en assurent toujours l’exercice.

D’une manière très opaque, une partie de ces quelques deux mille personnes désigne de manière collégiale le numéro un, lequel peut exercer une forme de pouvoir absolu mais à durée limitée. Les politologues spécialistes de la Chine se perdent en conjectures sur la composition du bureau politique ou sur les équilibres entre camps distincts et partage des fonctions entre le numéro un et le numéro deux, lequel semble représenter, au sein du pouvoir, une vision politique assez différente de celle qu’incarnerait le numéro un. Lorsque le pouvoir a vacillé en juin 1989, le premier secrétaire du Parti a été écarté et remplacé pendant un temps relativement court par Li Peng par ce petit groupe collégial. Le pouvoir n’était donc pas entièrement dans les mains du numéro un. Li Peng a exercé le pouvoir central le temps de gérer la répression du mouvement populaire, puis il a été remplacé par des dirigeants plus faciles à faire accepter au peuple chinois. La Chine avait ainsi inventé un système dictatorial pratiquant l’alternance, ce que confirment les exemples de Jiang Zemin et de son successeur Hu Jintao. Xi Jinping a, semble-t-il, pu se libérer de la tutelle de ceux qui l’ont mis en place et, de ce fait, n’a cessé de renforcer son pouvoir. Nous en concluons que nous assistons à un véritable changement de régime politique. Ce qui faisait l’originalité historique du pouvoir chinois vient de disparaître.

Cette période d’oligocratie chinoise a vu une croissance économique sans précédent dans l’histoire. La Chine a quitté le groupe des pays les plus pauvres pour devenir, un temps, le principal lieu du recul de la pauvreté mondiale. Plus de quatre cents millions de personnes ont quitté une économie de subsistance dépendant des caprices du climat pour entrer dans des emplois d’abord industriels, puis industriels et tertiaires. Ayant assisté à cette période et l’ayant suivie, nous avons été impressionnés par la vitesse et la profondeur de ces changements. Les collègues universitaires qui travaillaient dans notre centre cantonais ne possédaient rien au départ ; certains sont devenus plus riches que nous. Tous sont aujourd’hui plus riches qu’ils ne l’avaient imaginé dans leurs rêves de jeunes étudiants. Au-delà de l’enrichissement, une classe moyenne inexistante au moment des réformes s’est constituée. Comme la plupart des spécialistes du développement, nous n’avons pas su prévoir un tel “décollage”. Alors que la plupart des analyses publiées tout au long des années 1990 et jusque vers 2005 prévoyaient un arrêt rapide de cette croissance inouïe, le Gouvernement semblait toujours trouver le moyen d’éviter cet échec. La Chine faisait preuve d’une capacité à intégrer les technologies plus rapidement que nous ne l’anticipions. Et puis, chercheurs du développement industriel, nous voyions les usines s’amasser dans la région cantonaise. Plus elles s’installaient, plus elles se développaient et d’autres venaient s’ajouter à elles. L’atelier du monde se cristallisait sous nos yeux dans une zone essentiellement rurale. Aujourd’hui encore, cette zone constitue la plus importante zone industrielle mondiale.

Quelque chose se passait donc, que nous ne comprenions pas et qui assurait à ce pays un dynamisme étonnant. Peu à peu, les spécialistes de la Chine se sont mis à douter de leurs analyses et à se demander s’il n’existait pas un génie culturel chinois, ou une efficacité insoupçonnée des systèmes dictatoriaux. Ces questionnements allaient de pair avec une perte de confiance dans le libéralisme économique et dans la démocratie.

Nous ne prétendons pas avoir une théorie économique et sociale plus performante que celle de nos collègues. Comme scientifiques, nous ne pouvons que constater que l’économie est un art bien risqué, tant le comportement des acteurs est difficile à prévoir et contrôler. Autrement dit, malgré les progrès dans l’analyse des données économiques, la capacité des États à aider les performances des entreprises est assez limitée. Certaines mesures sont connues pour être bénéfiques, dans les infrastructures, la formation, la promotion d’un environnement économique stable, l’amélioration des échanges entre les entreprises, la gestion des flux financiers. On sait aussi qu’il y a des erreurs à éviter.

Certains faits objectifs permettent d’expliquer le décollage chinois : un assez bon niveau d’éducation, une industrie variée, la proximité de Hong Kong dans le rôle moteur du sud de la Chine, les capitaux des Chinois de l’étranger. N’eût été son aventure maoïste, le pays aurait connu cette croissance beaucoup plus tôt. Mais c’est la force de ce développement qui intrigue. Dans les travaux auxquels nous avons participé au sein du réseau Inidet ou des équipes de recherche de l’université Sun-Yatsen à Canton, nous avons souvent relevé que les politiques industrielles n’étaient pas homogènes, que beaucoup de tactiques différentes étaient tentées en même temps, avec des succès différents. Nous avons aussi observé une grande capacité des dirigeants locaux à laisser faire ce qui marchait, indépendamment des grands principes. C’était comme si les pouvoirs publics laissaient toujours le débat ouvert et évitaient de prendre des mesures de manière hiérarchique en s’imposant du haut.

Une autre chose nous étonnait : si les publications, les déclarations publiques, étaient extrêmement formatées et contrôlées, les débats dans l’Université étaient très ouverts, même lorsque des officiels étaient présents, y compris sur des sujets politiques “chauds” et sensibles mettant en cause le bien-fondé de certaines mesures. La qualité des discussions que nous avions avec les décideurs publics nous fascinait. Les dirigeants locaux participaient aux débats, toujours à l’écoute d’une idée nouvelle, d’une vision sous un autre angle. Ce n’est pas que l’ouverture y était plus grande que dans notre propre pays, mais les débats y étaient plus intéressants car nous avions conscience de participer d’un élan et de la définition de politiques qui pouvaient se traduire, ou pas, par de véritables réussites économiques. Il y avait bien des lignes rouges à ne pas franchir : il n’était pas question de mettre en cause le pouvoir du Parti, ni l’intégrité du territoire chinois, mais on pouvait chercher ouvertement les causes des problèmes dans les entreprises, l’Université ou les pouvoirs locaux, et débattre d’hypothèses multiples sur l’organisation du travail et la résolution des conflits, nombreux, que nous constations notamment dans les entreprises.

Le contrôle du Parti sur tous les aspects de la vie des citoyens chinois n’impliquait pas d’interdire aux intellectuels de s’informer sur les différentes autres théories. Il n’empêchait pas non plus le débat. Le pouvoir paraissait exercé par des individus aux idées parfois contraires, donnant, a contrario, force aux consensus. Encore maintenant, beaucoup d’étrangers s’étonnent de la difficulté à formaliser des décisions claires à différents niveaux de l’administration chinoise. Cette clarté n’est pas recherchée, car, dès lors que ceux qui s’opposent s’entendent, ils n’ont pas besoin de décisions écrites pour avancer. Un règlement ou une décision, aussi précis soient-ils, ne valent que par un certain degré d’adhésion des personnes concernées. À bien y regarder, le dynamisme que nous observions n’était pas dénué d’échecs, de fausses voies, d’individus brisés faute d’avoir réussi. De plus, les défauts d’une administration par trop centralisée et tatillonne étaient visibles, mais parfois le besoin de trouver de nouvelles voies laissait des marges de liberté étonnantes aux acteurs.

Ayant suivi des patrons cantonais dans des missions d’exploration en Europe, nous avons été surpris par leurs remarques sur le manque de liberté des entrepreneurs occidentaux. Par exemple, les entreprises occidentales ne peuvent construire un bâtiment qu’en se mettant en conformité avec les règlements existants. En Chine, elles ne se mettent en conformité que dans la mesure où, une fois le bâtiment construit et opérationnel, il est visité par une administration qui leur reproche telle ou telle pratique. Alors vient pour eux la négociation entre ce qu’ils veulent faire et ce que l’Administration est prête à autoriser. Autrement dit, d’un côté, seule la connaissance des règles et leur respect permettent d’avancer ; de l’autre, l’action s’effectue assez librement, sans se préoccuper des lois, quitte à devoir les respecter après coup. Cette liberté comporte un danger de taille : alors que les entrepreneurs français savent comment éviter de passer par la case “prison”, les entrepreneurs chinois savent que la prison ou de très graves sanctions sont une éventualité.

“Les Chinois utilisent la corruption comme un outil industriel et économique”

Aujourd’hui, la Chine est face à des problèmes économiques nouveaux. Elle ne peut plus compter sur les bas salaires pour entrer en compétition avec les entreprises du reste du monde. Il lui faut donc réadapter son appareil économique, agricole et industriel. La difficulté est réelle. Les pouvoirs publics misent sur l’innovation et aident massivement les entreprises à développer leur recherche-développement, mais ils ont plus de mal à leur donner accès à des prêts nécessaires pour les investissements dont elles ont besoin pour se transformer. L’essentiel des financements va à quelques groupes industriels publics que le pouvoir contrôle directement. Pour continuer à croître, il va falloir continuer à rechercher des idées nouvelles, à débattre, à tester, et c’est là que le changement de système politique peut constituer une entrave. Car aujourd’hui les dirigeants industriels, qu’ils soient publics ou privés, évitent davantage de prendre des décisions. Les campagnes contre la corruption frappent aveuglément et les décideurs évitent de prendre des décisions qui les exposent. Contrairement aux habitants des États de droit qui voient la corruption comme un problème, les Chinois utilisent la corruption comme un outil industriel et économique. En effet, si les acteurs économiques ne peuvent se tourner vers les tribunaux pour exiger le respect d’un accord industriel ou commercial, alors ils ne passent contrat qu’avec des amis, dont ils s’assurent, notamment par des cadeaux, la fidélité : c’est la définition même de la corruption, laquelle a été “industrialisante” en Chine.

“Nous revenons à un modèle classique de pouvoir dictatorial qui mène assez systématiquement à des effondrements économiques”

Il ne fait nul doute que la connaissance des théories économiques, et celle du monde occidental, sont plus fortes chez Xi Jinping qu’elles ne l’étaient chez Mao. Mais tout indique un retour vers une autocratie, un pouvoir sans contre-pouvoir. Xi écoutera les conseillers qu’il aura choisis, il ne sera pas obligé d’entendre les voix discordantes auxquelles étaient soumis ses prédécesseurs. Il se sentira plus fort, plus efficace, moins freiné, donc ses erreurs éventuelles seront moins vite corrigées. Nous revenons à un modèle classique de pouvoir dictatorial qui mène assez systématiquement à des effondrements économiques lorsque le dictateur reste trop longtemps au pouvoir. Nous aimerions nous tromper, mais nous voyons mal comment le pouvoir évitera de s’engager dans des voies sans issue. Car, de plus,

les espaces de débat se réduisent dans l’Université chinoise. Les collègues craignent de se voir reprocher des idées trop différentes de celles professées aujourd’hui par Xi Jinping. Alors, le pouvoir devra compter sur sa seule clairvoyance et non sur la qualité des conseils et l’originalité des idées auxquelles il aura accès. Nous ne doutons pas que la Chine sera encore le lieu de succès et de réussites remarquables, mais l’élan se brise en ce moment, et les conditions ne sont pas réunies pour trouver et imposer les mesures qui lui permettraient de devenir vraiment la première puissance mondiale. Dans ces conditions, le XXIe siècle ne sera pas le siècle de la Chine.

[Les intertitres sont de la rédaction]

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