Dessin de presse © Enef

Avis de tempête sur le journalisme d’investigation

Les pressions sur la presse changent de nature. Les habituels droits de réponse ou procès en diffamation laissent place à de nouvelles procédures, aux enjeux financiers parfois considérables. Entre un monde économique qui a du temps et de l’argent et une presse financièrement souffreteuse, le bras de fer juridique semble de plus en plus inégal.

Journalisme d’investigation rime souvent avec procès en diffamation. Lyon Capitale, comme les autres titres de presse qui s’aventurent sur ce terrain, en fait régulièrement l’expérience. Mais le contexte change depuis quelques mois. Le nombre de plaintes pour diffamation ou autres motifs contre notre journal a augmenté. La nature des plaignants est assez variée : un député (Jean-Louis Touraine) et trois entreprises ou leurs dirigeants (Vortex, New Stefal Holding et Jean-Christophe Larose). Ces procédures judiciaires dont nous ne remettons pas en cause la légitimité ont toujours fait partie des aléas du métier, mais elles ne s’étaient jamais montrées aussi routinières. Elles s’inscrivent surtout dans un temps long. À Paris, devant la 17e chambre du TGI, dite chambre de la presse, les délais sont à rallonge. Pour l’une de nos affaires, il se sera écoulé au moins trois ans entre le dépôt de plainte et la première audience. Un délai somme toute raisonnable dans cette juridiction, qui semble bien engorgée. Les dossiers d’instruction débordent parfois sur des magistrats d’autres juridictions. Serait-ce le symptôme d’une liberté d’informer désormais plus volontiers contestée ?

Les journaux d’investigation connaissent bien la 17e chambre. “Je ne pourrais pas dire s’il y a plus de plaintes qu’avant. Avec Mediapart, c’est la première fois que je suis directeur de la publication [cette fonction fait de celui qui l’occupe le destinataire des plaintes dans un journal, NdlR]. En dix ans, nous avons eu 150 procédures. Nous n’en avons perdu que quatre. C’est un bon score en termes de qualité de travail”, explique Edwy Plenel, fondateur du site Internet d’investigation. “Je ne pense pas qu’il y ait plus de plaintes en diffamation qu’avant. La 17e chambre est engorgée en raison de la longueur des audiences. Il y a aussi plus de supports de presse qu’à sa création”, note Me Alain Jakubowicz, un habitué de la 17e, tant du côté des plaignants que des accusés. Il conseille d’ailleurs à ses clients de porter plainte dans des juridictions de province, notamment celle de Lyon, moins engorgées. “Je ne sais pas s’il y a plus de plaintes qu’avant, mais il est certain que la pression sur la presse est plus forte. Mon ressenti me fait dire qu’il y a plus de procédures avec parfois des fondements plus imaginatifs que la diffamation”, estime Me Virginie Marquet, qui conseille des sociétés de production audiovisuelle après avoir passé une dizaine d’années au service juridique de France 2. “Je ne saurais dire s’il y a plus de plaintes qu’avant. Mais celles émanant d’entreprises qui se sentent menacées sont plus nombreuses. Avant, ils gueulaient un bon coup ou demandaient des droits de réponse, mais ils n’engageaient pas autant de procédures”, observe la secrétaire générale du Syndicat national des journalistes (SNJ), Dominique Pradalié, rédactrice en chef à France 2.

Société de communication

Les plaintes ont des visées assez variées. “Nous sommes dans une société de la communication. Les journalistes peuvent voir leurs enquêtes comme une aiguille dans une botte de foin, mais ils embêtent les entreprises avec leur travail d’investigation. Les grands groupes disent que les informations sont mensongères et annoncent qu’ils portent plainte. En droit de la presse, comme la mise en examen est automatique, ils peuvent brandir ce statut pour laver leur honneur”, souligne Virginie Marquet. Un avocat habitué de la 17e chambre du TGI de Paris confirme que les plaintes en diffamation, “ça permet à des patrons de rassurer leurs actionnaires ou leurs banquiers”. Me Jakubowicz assure pour sa part freiner ses clients quand les affaires sont difficilement plaidables : “Un vieil adage dit qu’un procès en diffamation est un procès que l’on se fait à soi-même. Si l’orage est passé, l’audience peut rajouter une deuxième couche.” À son constat, il apporte toutefois une exception : “Certaines procédures servent à se racheter, sur la forme, une virginité que l’on n’a pas sur le fond. Les plaintes avec constitution de partie civile en disent long sur l’objectif recherché. Cette procédure montre que le plaignant n’est pas pressé et que la procédure peut faire partie d’une stratégie de communication visant à dire qu’il a fait mettre en examen un journal.” Une plainte avec constitution de partie civile permet en effet de saisir directement un juge d’instruction et d’éviter un éventuel classement sans suite par le procureur de la République. Une fois le juge d’instruction saisi, la mise en examen est obligatoire puisque les propos dénoncés comme diffamants sont écrits noir sur blanc dans des publications. “Juridiquement, une mise en examen ne veut rien dire. Elle est automatique”, sourit la vice-présidente chargée de l’instruction au TGI de Paris, Katia Dubreuil, par ailleurs présidente du Syndicat de la magistrature.

Tentative de censure a priori

La pression sur les journalistes débute bien avant une éventuelle plainte pour diffamation. Avec un phénomène nouveau : des menaces de procès ou des actes initiés en amont de la publication d’articles ou la diffusion de reportages. “Avec Cash Investigation, nous constatons que nous avons de plus en plus de tentatives de procédures pour de la censure a priori. Nous recevons plus souvent des menaces de procédure. Elles sont aussi envoyées à la direction de France Télévisions presque dès le début de nos enquêtes, qui durent un an. Les courriers sont très menaçants. Les entreprises nous demandent d’arrêter notre travail journalistique et de ne plus contacter leurs salariés. Plus l’enquête avance, plus le ton est menaçant”, décrypte Luc Hermann, le patron de Premières Lignes, l’agence qui produit Cash Investigation pour France 2 et d’autres reportages d’investigation. Ce nouvel instrument de pression a priori a atteint des sommets autour du travail de Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet sur Vincent Bolloré, président du groupe du même nom et de Canal+. Après la déprogrammation, sur demande du patron de la chaîne cryptée, d’un de leurs reportages sur le Crédit Mutuel, ils se sont lancés dans l’écriture d’un livre-enquête sur ce grand capitaine d’industrie. Bien avant la parution de leur ouvrage, Nicolas Vescovacci a été attaqué en justice par Vincent Bolloré, qui lui demande 700 000 euros de dommages et intérêts. “Je suis accusé d’avoir déstabilisé le groupe Vivendi en envoyant 22 mails et 14 sms à des cadres de l’entreprise. Je cherchais à les joindre parce que mon travail respecte le contradictoire”, ironise ce journaliste. “Mon cas est à part, en raison du personnage hors norme qui m’attaque, mais il est révélateur du contexte actuel. Mon affaire, c’est un missile préventif envoyé à la presse”, poursuit ce journaliste indépendant, par ailleurs poursuivi par Nicolas Sarkozy et Claude Guéant dans le dossier libyen.

 

La mode du tribunal de commerce

Le cas de Nicolas Vescovacci révèle aussi une nouveauté dans les actions intentées contre la presse. Leur objet n’est plus seulement la diffamation. “Suite au dernier numéro de Cash Investigation sur le marché de l’eau, le syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne a porté plainte contre X pour violation de domicile privé puisque Élise Lucet est entrée dans leurs locaux pour distribuer nos questions”, rapporte Luc Hermann, le producteur de l’émission. “Les entreprises tentent parfois des procédures périphériques surprenantes. Cash Investigation est ainsi poursuivie pour avoir diffusé le logo d’une marque sans son accord”, ajoute Virginie Marquet, l’avocate de Premières Lignes. La 17e chambre n’est plus l’unique théâtre des plaintes intentées contre les organes de presse. “Sur l’investigation, je constate que les dommages et intérêts demandés sont de plus en plus élevés. Nous voyons aussi revenir la mode du tribunal de commerce et de la plainte pour dénigrement. Faute de succès, elle avait été abandonnée”, constate Me Marquet. Dans ce domaine aussi, Vincent Bolloré fait figure de pionnier. Il réclame en effet, à France 2, 50 millions d’euros de dommages et intérêts pour dénigrement dans un reportage diffusé dans Complément d’enquête. Le sujet avait valu à ses auteurs, Tristan Waleckx et Matthieu Rénier, le prix Albert-Londres 2017, qui récompense la meilleure enquête journalistique. Ce nouveau type de plainte a un nom explicite : procédure bâillon. Les attaques au tribunal de commerce inquiètent particulièrement les rédactions. “Dans cette juridiction, les magistrats ne sont pas des professionnels, mais des personnes issues du monde de l’entreprise. Ils n’assurent pas la sécurité de la liberté de la presse, mais celle du commerce”, redoute Dominique Pradalié, du SNJ. “Le phénomène n’est pas nouveau, mais nous voyons l’astuce se profiler. Les entreprises n’attaquent plus devant la chambre de la presse [la 17e du TGI], mais au tribunal de commerce pour préjudice commercial. Le seul rôle de la justice devient alors d’estimer le montant dudit préjudice. C’est extrêmement inquiétant”, estime un journaliste du Canard enchaîné qui, en trente ans de journalisme, a accumulé des dizaines de procès. Le climat est d’autant plus anxiogène qu’une décision du tribunal de commerce a tranché en faveur d’une entreprise : Conforama a obtenu le retrait d’un article de Challenges. La publication économique avait, dans une brève, expliqué que le vendeur de meubles était placé sous mandat ad hoc, un dispositif d’accompagnement des entreprises en difficulté confidentiel. Pour de nombreux journalistes, cette décision de justice préfigure ce qui pourrait demain devenir pratique courante avec la loi sur le secret des affaires, en cours d’adoption par le Parlement.

Un enjeu plus fort

D’une manière générale, le monde économique se rebiffe face aux médias d’investigation. “Je vois aussi un enjeu plus objectivé. Le parquet national financier (PNF), qui a été créé après l’affaire Cahuzac, n’hésite pas à se servir d’éléments apportés par la presse pour ouvrir des enquêtes, comme nous avons pu le voir avec les Panama Papers. Ce positionnement très offensif du PNF, au sens où il cherche à combattre des faits de corruption ou d’évasion fiscale, donne un enjeu plus fort au travail des journalistes. Cela peut donc inciter des entreprises à contre-attaquer”, analyse la présidente du Syndicat de la magistrature, Katia Dubreuil. “Le contexte est mauvais. Beaucoup d’affaires sortent et créent des préjudices pour le monde des affaires. Nous assistons donc à une forte pression du lobby économique. Nous le voyons bien avec la loi sur le secret des affaires. Cette pression est d’autant plus prégnante que la presse est en mauvaise santé économique ou qu’elle est l’objet d’une forte concentration entre les mains de grands chefs d’entreprise”, observe Virginie Marquet.

Autocensure et rigueur journalistique

Pour les journaux ou les acteurs de l’audiovisuel qui enquêtent sur le monde politique et économique, le spectre de dommages et intérêts élevés n’est pas sans conséquences. Les procédures sont longues et coûteuses en honoraires d’avocat. “Parfois, le rôle d’une plainte n’est pas seulement d’obtenir une condamnation, mais aussi de faire peur à d’autres titres de presse qui voudraient reprendre une information. L’air du temps vise à l’autocensure”, regrette Alain Guédé, journaliste au Canard enchaîné (parmi ses faits d’armes récents, l’affaire Fillon). “Si j’avais dû provisionner 15 000 euros en frais d’avocat au commencement de mon bouquin sur Vincent Bolloré, j’aurais peut-être envisagé d’abandonner, dit Nicolas Vescovacci. Pour s’engager dans un bras de fer avec lui, il faut avoir des moyens. Le risque d’autocensure existe. Les gens vont peut-être y regarder à deux fois maintenant avant de publier un papier sur lui.” Ce phénomène pointe le bout de son nez jusque dans les rédactions les plus intransigeantes. “Par crainte d’une nouvelle norme qui serait de condamner des titres de presse, il nous est arrivé de ne pas publier un papier de peur d’avoir un témoin qui ne se présenterait pas au procès. Au Canard enchaîné, nous avons toujours été très rigoureux, c’est notre patte”, vante une autre plume du Palmipède. Pour Alain Jakubowicz, cette culture se perd et pourrait expliquer certaines plaintes en diffamation : “Je trouve la presse moins rigoureuse qu’avant. Je le vois sur des dossiers médiatisés que j’ai traités récemment [Me Jakubowicz est l’avocat de Nordahl Lelandais et de Nicolas Hulot, qui poursuit en diffamation le journal Ebdo, NdlR]. La concurrence est plus vive. La recherche du scoop fait que la règle de la vérification des sources est loin d’être partagée.”

Frais de justice : un budget certain

À Cash Investigation, les avocats de France 2 et de Premières Lignes interviennent très en amont de la diffusion, pour “peser chaque formule”. “Les menaces de procès, c’est une grosse pression pour une petite société comme la nôtre”, met en avant Luc Hermann. Si les plaintes n’aboutissent pas souvent, elles ont un coût pour les entreprises de presse. Le sujet est d’ailleurs très sensible. Dans de nombreuses rédactions, un scénario est redouté : celui d’une multinationale qui, après la publication d’un article qui lui déplairait, intenterait des actions dans plusieurs pays où elle est implantée. “En trois semaines, nous mettrions la clé sous la porte”, avoue un grand nom de l’enquête qui préfère rester anonyme pour ne pas donner de mauvaises idées. Même en gagnant son procès – Lyon Capitale peut en témoigner –, les journaux n’obtiennent que très rarement le remboursement de leurs frais de justice. “C’est un budget de plus de 150 000 euros par an pour Mediapart”, lâche Edwy Plenel. “Les juges imaginent mal le poids des sommes engagées pour les titres de presse”, regrette la secrétaire générale du SNJ, Dominique Pradalié. L’abandon de procédure à la veille d’une audience ou après le dépôt de l’offre de preuve par les plaignants rend aussi les médias inéligibles au remboursement de leurs frais de justice. “Le désistement avant le procès est un phénomène nouveau et c’est terrible pour les médias, qui ne peuvent plus rien demander. En face, nous avons des plaignants qui ont plus de moyens et se lancent dans des procédures dilatoires pour nous noyer”, s’agace Me Virginie Marquet.

Et demain ?

Le désistement évite tout de même des procès au cours toujours incertain. “J’en ai perdu certains que je croyais imperdables, se souvient un vieil habitué de la 17e chambre. Dans certaines affaires, j’ai eu des témoins qui ont refusé de venir à la barre. Le droit de la presse est la seule matière où la justice ne va pas les chercher.” Ce journaliste pointe aussi une économie de niche qui s’est créée : “À une époque, le droit de la presse n’était qu’une activité annexe dans un cabinet d’avocats. Aujourd’hui, il y en a qui se spécialisent dans ce secteur. Des avocats chassent même des clients.”

Plus que la judiciarisation, qui a toujours fait partie des risques du métier, c’est la financiarisation des enquêtes journalistiques qui est redoutée. Le calendrier législatif inquiète aussi. “Les deux lois en débat sur le secret des affaires et les fake news tendent à contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Elles pourraient permettre d’entraver nos enquêtes sur les fraudes fiscales, par exemple”, tempête Edwy Plenel.

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Bolloré, le pionnier

En quelques mois seulement, Vincent Bolloré est devenu l’épouvantail des médias d’investigation. Il est l’incarnation des procédures bâillons. Depuis une dizaine d’années, il a attaqué une vingtaine de titres de presse, d’ONG ou de lanceurs d’alerte.
Basta Mag, qui avait pointé en 2012 l’accaparement de terres en Afrique par de grands groupes comme le sien, a gagné son bras de fer juridique. Depuis qu’il est à la tête d’une chaîne de télévision (Canal+), Vincent Bolloré ne se montre pas moins offensif. “Nous venons de passer une journée et demie d’audience sur une plainte où Vincent Bolloré nous reproche d’avoir fait état de mouvements sociaux au Cameroun dans l’une de ses sociétés. Sa défense avait fait venir des témoins comme le bâtonnier de la capitale. Face à nous, nous avions un déluge de moyens”, se souvient Edwy Plenel. Vincent Bolloré innove surtout par le montant des dommages et intérêts qu’il réclame, dans une matière où ils sont d’ordinaire assez modestes. Par exemple, 50 millions d’euros à France 2, devant le tribunal de commerce, pour concurrence déloyale et dénigrement. Contre la chaîne du service public, il a aussi intenté des actions au TGI ainsi qu’au Cameroun, pays où son groupe est très implanté et qui avait fait l’objet d’une séquence de l’émission Complément d’enquête consacrée aux méthodes du groupe Bolloré. Au Cameroun, la diffamation est passible de peines de prison.

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