Le "hot point" de l'ultra-trail mondial. Le récit d'un journaliste de Lyon Capitale qui a traversé l'île éruptive de la Réunion du Sud au Nord en 46h11mn.
Ce qui saisit quand on met un pied sur l'île de la Réunion, c'est le terrain. Caillouteux. Anguleux. Accidenté. C'est bien simple, pas un caillou ne tient droit. De fait, l'orographie y est façonnée par la chimie des laves depuis trois millions d'années. Un volcan posé au milieu de l'océan indien. Un "hot point" en jargon géologue. On reprendra de bonne grâce l'expression en matière de trail : la Diagonale des Fous est un point chaud. Probablement l'un des plus gros en matière d'ultra-trail. À coté, l'UTMB, ses six cols et ses deux sommets à plus de 2 500 mètres d'altitude, ferait presque figure de promenade de santé pour retraités. L'épreuve ultra-marine qui consiste à traverser l'île du Sud au Nord, 170 kilomètres et 9 642 mètres de dénivelé positif, en traversant ses trois cirques spectaculaires – Cilaos, Salazie et Mafate – en moins de 66 heures est vertigineuse. À l'égal de l'immensité et de la verticalité de ses remparts et de ses pitons. Tout est ici est hyperbolique. Le regard se perd. La tête tourne.
Vertigo
C'est bien connu, les fous se déplacent en diagonale. Avouons qu'il faut un brin de démence pour se lancer dans une telle traversée. Car au-delà des terrains diablement escarpés, le climat est marqué par de très forts gradients de pluviosité, conditionnés par l'exposition aux alizés et la topographie, et de gros écarts thermiques étroitement liés aux altitudes. La biodiversité végétale y est exceptionnelle, la nature préservée. Courir la Diagonale, c'est s'engouffrer dans un monde sauvage, pénétrer un ailleurs tropical aux vapeurs enivrantes dont on ne revient pas tout à fait le même.
Au-delà de sa difficulté, la course tire sa légitimité de l'histoire même de l'île, celle des esclaves... Pour échapper à leur condition, les esclaves"partaient marron". Ils s’enfuyaient des plantations, tentaient des percées vers les hauts sommets inexplorés et escarpés, s'enfonçant dans ces terres vierges où les sentiers n'existaient pas, escaladant les remparts volcaniques, une horde de chasseurs de Noirs et de chiens à leurs trousses. Pour cette raison, la Diagonale revêt un caractère quasi sacré pour les Réunionnais qu'ils soient blancs d’origine, Malgaches, Africains (Cafres), Tamouls (Malabars), Indiens musulmans (Zarabes), Chinois, ou métro (Zoreils). Beaucoup considèrent encore le Grand Raid comme un passage obligatoire vers la vie d’adulte.
Shoot
22h00. Le départ est donné du front de mer de Saint-Pierre. Au loin, le feu d’artifice illumine le ciel. Ludovic Collet, "la voix du trail" mondial est déchaîné. "C’est l'une des plus incroyables expéditions des temps modernes ! La Diagonale avec un grand D ! Observez-les, ils ont tous le sourire. Je suis admiratif face à leur courage ! Mais savent-ils dans quelle galère ils se sont mis ?" Et d'évoquer ces 17 Lyonnais au départ, dont un journal local (Lyon Capitale) a causé. Une grosse poignée de Gaulois perdus parmi 2 698 autres âmes. Concentré ou démonstratif, chacun vit ce shoot d'adrénaline pure à sa manière. Mais tous les regards, que ce soit celui des élites, des coureurs lambdas, des récidivistes ou de ceux pour qui c'est une première, trahissent l'angoisse. Les yeux sont immobiles, comme rivés sur un point lointain, inaccessible, à l'autre bout de l'île. 170 kilomètres plus au Nord, avec, au centre, la traversée d'un monde inconnu.
Intensité de l'émotion. Les fous sont lâchés. Le boulevard Hubert Delisle est noir de monde. 3,5 kilomètres de liesse populaire qui fait oublier, un instant, la nuit noire dans laquelle la longue file de frontales va bientôt être plongée. Puis le silence s'invite sans faire-part. Sans sommation ni mise en demeure. Les souffles se font plus courts. La presque pleine lune inonde les champs de canne qui grimpent jusqu'au domaine Vidot, lieu du premier ravitaillement, 14,7 kilomètres plus haut. Première mise en jambe, une grimpette somme toute tranquille. S'ensuivent dix kilomètres de montée et 900 mètres de dénivelé positif. Quand le cortège ne longe pas des pâturages et une ravine vertigineuse cafi de faux poivriers et de grenade-banane, c'est dans des côtes sévères (35-40%) qu'il se casse. Premier aperçu des légendaires marches (totalement démesurées) réunionnaises.
On se caille
La route des cryptoméria marque la transition vers les volcans. Arrivée à 2h30 du matin à Notre-Dame de la Paix. Le petit degré Celsius annoncé aura raison de 48 dossards. Déjà 60 abandons depuis le début de la course. Ne pas s'attarder. Enfiler gants et bonnet pour une partie plus roulante jusqu'à l'aire de Nez de Boeuf – du nom d'un sommet perché à 2 130 m d'altitude, qui ressemblerait au museau d'un Moka... Il est 5h47. -2°C au thermomètre. Les bouteilles de gaz du ravitaillement sont couvertes de givre. "Faut mettre du propane, pas du butane !" (où l'inverse) tance un Créole que le peu de bouillon de vermicelles qu'on lui donne ne parvient pas à réchauffer. Je profite du petit raidard jusqu'à Piton Textor (2 224 m) pour lever les yeux sur le plateau de la Plaine des Palmistes et l'époustouflant Piton des Neiges (point culminant de l'île à 3 070m). En moins de temps qu'il ne faut pour goûter aux paysages, je m'étale de tout mon long sur le sentier rocailleux, appréciant à sa juste valeur la sacro-sainte règle selon laquelle à la Réunion on ne court jamais sans regarder où on met les pieds.
À cheval sur une tortue, j'arrive au galop
Le petit groupe dont je fais partie entame la longue descente jusqu'à Mare à Boue avec les premiers rayons de soleil. Une nouvelle journée commence. Et pas n'importe laquelle, vu le profil sacrément escarpé du parcours et les deux gros morceaux de la course, le col du Taïbit (2 142m) et le sommet du Maïdo (2 205m) qui attend les "raideurs". Encore une fois, le terrain est assez mauvais. Je repense à la phrase d'Antoine Guillon, que j'ai interviewé quelques jours avant le départ : "dans les Alpes, le terrain est propre, à la Réunion, il est très technique".
7h56. J'en finis avec deux heures de schuss (à 6 km/h, on est quand même plus proche de la vitesse de la tortue luth que du cerf de Java). N'empêche, "à cheval sur une tortue, j'arrive au galop" (Oxmo Puccino). Un petit plat bitumé de quelques hectomètres et je rejoins mon équipe : sept personnes au taquet, majeures et saines d'esprit (un chasseur de tête, une directrice de la communication, une psy, un ébéniste, un notaire à la retraite, un fonctionnaire hospitalier et une responsable commerciale), toutes assoiffées d'aventures et de rougail, avides de m'assister sur l' intégralité de la course. Mare à Boue donc. Un petite pause n'est pas de trop. Comble du luxe : j'ai pris l'option chaise. Soupe de pâtes en boîte, compote, boisson isotonique etc. Changement de tee shirt, sans manches, apprêt de la casquette saharienne offerte par l'organisation, ajustement des lunettes de soleil, crème solaire. La journée va être longue, et chaude.
Coup de chaud à Cilaos
Un sentier roulant sillonne entre les pâturages, de quoi se remettre en jambes avant l'ascension du coteau Kerveguen, jonction entre le Piton des Neiges et le volcan. Le ruissellement des abondantes eaux pluviales décape le sol et met en saillie des blocs rocheux qui rendent la progression relativement difficile. Spectaculaire, au milieu des branles verts, une espèce de bruyère arborescente endémique de l'île, et de forêts tropicales humides, en surplomb du rempart montagneux (un à-pic formé par l'effondrement vertical d'un terrain et l'érosion due à l'eau) qui forme le nord-ouest du cirque de Cilaos. Il faut franchir de nombreuses échelles jusqu'au sommet. De là-haut, c'est une plongée vertigineuse dans un sentier difficile, le fameux "mur de Kerveguen", 800 mètres de dénivelé négatif sur deux kilomètres. Des échelles en métal et des mains courantes permettent de franchir les passages les plus abrupts. C'est long et vertical.
J'arrive à Cilaos, grosse base de vie, cuit et vanné. Boucané. J'essuie un gros coup de chaud et un sacré coup de mou. La course commence pourtant ici, au 66e kilomètre. 14h30 de course déjà. Surtout ne pas se projeter et se figurer la centaine de kilomètres et les trente heures à venir, sous peine de ne plus jamais redémarrer. Se focaliser sur l'instant présent. Je vois l'inquiétude dans les yeux de mes affiliés : je suis blême à faire pâlir Achille. Balles neuves. Je troque mes Salomon Ultra/Pro (offertes par mon sponsor Fiducial) contre une paire de Columbia Trans Alps F.K.T II (essai presse) et ses féroces crampons multidirectionnels de 6 mm. Le genre à accrocher dans les pires pentes. Je change de chaussettes, de short, de tee-shirt. Je refais entièrement mon sac. J'essaie de récupérer tant bien que mal. Me force à manger solide, bois beaucoup. Une aspirine en prime. Selon le médecin anesthésiste-réanimateur lyonnais Patrick Basset interrogé par Lyon Capitale, l’automédication en ultra-trail représenterait plus de 30% des coureurs. "Avec principalement la prise d'anti-inflammatoires. Dans l'ultra-trail, le coureur est soumis à un effort très intense. On brûle des muscles. On peut faire ce qu'on une rhabdomyolyse : on risque alors un blocage des reins avec insuffisance rénale qui peut nécessiter une dialyse." Le risque de l'aspirine : lorsqu'il fait très chaud, elle pourrait perturber l'homéothermie et favoriser la déshydratation. (lien).
Mafate, condamné à ressortir
Une demi-heure plus tard, je repars, le danger à Cilaos étant de s'arrêter trop longtemps et de ne plus pouvoir repartir. Direction le sentier des Porteurs jusqu'à la cascade de Bras Rouge, quatre kilomètres plus bas, et remontée jusqu'au sentier du Taïbit. La chaleur est écrasante. Si quelques touristes s'engagent dans la descente, personne en revanche ne s'aventure dans la montée, à des années-lumière d'une "randonnée marmaille". La pente est raide. Vraiment raide. Le sentier alterne dents de scie, pierres, terre, marches de pierre et de bois ou aiguilles de filaos. Comme souvent en ultra, après un coup de mou, ça revient. Le tout étant alors de ne pas tomber dans l'euphorie et d'accélérer plus que de raison, sous peine de le payer cher plus tard. Je me fixe un rythme régulier, les à-coups étant le pire ennemi de ce type d'épreuve. Je double 169 coureurs. Arrivée au début du sentier du Taïbit. Petit ravito en bord d'une petite route en pente. Un bazar sans nom : une tente est installée d'un côté, des coureurs sont assis ou allongés de l'autre. Et au milieu passent des voitures et des bus. "C'est ça la Réunion mon dalon" sourit un coureur local. Un petit shot de 60 ml de caféine, guarana, ginseng et vitamines B et C et je me lance façon lièvre dans la fameuse ascension de "la crotte de lapin" (traduction malgache). Je ne revois pas mes sept compagnons avant demain matin, jusqu'au sommet du Maïdo, 48 km et 3800 m D+ plus loin, où aucune assistance n'est possible, le cirque de Mafate étant inaccessible en voiture : le seul moyen pour y entrer ou sortir étant la marche ou les airs (et à 350 euros l'heure d'hélico par personne, l'équipage s'en est rapidement remis à considérer avec perspicacité l'un des symboles les plus prégnants de la Réunion : "la Dodo (lé la)", dont la consommation n'a d'envers que la rapide extinction de l'oiseau qui a donné son nom à cette bière locale).
Début du Taïbit donc. Il est 15h11. C'est parti pour 3,7 km et 800 mètres de dénivelé positif pour rejoindre le col à plus de 2 100 mètres d'altitude aux portes de Mafate. En pleine forêt, des percussions se font entendre. Le sommet ? Non, l'îlet des Salazes où une association offre des tisanes chaudes. Déroutant. C'est la magie de la Diagonale des Fous : les habitants sont tellement fiers de la course et de leur île qu'ils offrent à boire et à manger aux coureurs de passage, en passant des tubes créoles via des sonos de fortune poussées au maximum qui vous décrochent les tympans.
Col du Taïbit. Le point de vue est doublement superbe sur Mafate et Cilaos s'offrant aux survivants (121 abandons qui s'ajoutent aux 127 de Cilaos). Les deux cirques coalescents sont entourés de parois perpendiculaires de 1 000 mètres de dénivelé. Verticalité. Démesure. L'entrée dans Mafate, probablement l'un des moments les plus solennels du Grand Raid. "Le pied, le rêve de plein de trailers" reconnaît Antoine Guillon, 13 participations et onze top 5 (dont une victoire). Tout le monde sait aussi qu'ici, à moins d'un rapatriement en hélico, chaque coureur est condamné à ressortir, Mafate étant le seul cirque de l'île inaccessible. Et donc le plus sauvage. Mafate, du nom d'un esclave qui aurait pris la fuite pour échapper à sa condition. Mafate, "celui qui tue". 299 coureurs jetteront l'éponge, 11% du peloton. La traversée du cirque débute avec la descente tout en escaliers et rochers bosselés sur Marla. 17h28. Dernier ravito, avant le lendemain, avec repas chaud (façon réunionnaise, rougail saucisse). On s'habille pour la nuit qui tombe.
Le monde du silence
Les coureurs s'apprêtent à vivre leur deuxième nuit. Le vainqueur de cette 27e édition, le Chamoniard Grégoire Curmer, est déjà 60 kilomètres plus loin, à seulement quatre heures de la ligne d'arrivée. Quelques habitants (cases créoles en bois sous tôle) et touristes (pas mal de gîtes) encouragent à l'envi ces "fous" qui vont transpercer l'ultime grande partie préservée de l'île. Malgré l'intention manifeste d'en découdre, une certaine appréhension se lit sur les visages. Un frisson glisse rapidement le long de la colonne vertébrale. Devant l'immensité absolue du site, on se sent petit et vulnérable. Direction le col des Boeufs via la plaine des Tamarins. Passage à gué de la rivière des Galets et petite montée, pas très longue, mais assez sèche. Au col des Boeufs, on fait une petite incursion dans le cirque de Salazie (végétation luxuriante, terre tendre, racines, mousses, humidité) via une route forestière et le plaine des Merles jusqu'au sentier Scout où on plonge une seconde fois dans le cirque de Mafate.
Il est 20h40. Nuit noire. Je dois trouver quelqu'un pour ne pas me retrouver isolé sur les sentiers mafatais. Si possible un local. D'autant que la descente de 10 km et 1 250 mètres de dénivelé négative s'annonce très technique. Avec passages sur les crêtes et en sous-bois. Je trouve mon ange gardien en la personne d’un Français d'origine réunionnaise qui, après avoir habité des années la métropole, est revenu sur l'île récemment. Bon en descente, connaissant parfaitement le terrain, c'est l'homme qu'il me faut. Je me mets dans sa foulée rapide. Sur le parcours, ponctué de montées et descentes, on dépasse une centaine de coureurs. Dix minutes de pause à Îlet à Bourse. Il est 22h43. Une heure plus tard, on est à Grand Place. Re dix minutes de pause. Je ne le saurai qu'à la fin, mais je suis désormais 1000e (1 877e au premier ravito). Notre accord est tacite : nous courrons cette seconde nuit de concert.
Le calvaire
Avec ce qui nous attend, nous ne serons pas trop de deux. Virtus unita fortior. Grand Place - Rocheplate, seulement 8,5 kilomètre mais un gros dénivelé, avec dans les pattes 5 500 mètres déjà cumulés. La descente en direction de la Roche Ancrée est aussi redoutable que l'ascension vers Rocheplate. L'erreur à ne pas faire est alors de se focaliser sur la prochaine montagne à gravir (le Maïdo ), en sous-estimant cette portion intermédiaire. J'en ferai les frais, faute d'avoir assez bien étudié le parcours. Cette partie de la course s’apparente à un calvaire interminable. Ce sera bel et bien mon chemin de croix. Il y a une impression de déjà vu, la portion s'entrecoupant de trois grosses bosses qui, dans la nuit, se ressemblent. Sans mon "pacer", je n'aurai assurément pas mis quatre heures pour rallier le dernier ravitaillement avant le légendaire Maïdo. C'est bien simple, que vous regardiez derrière vous ou devant vous, un long serpent de frontales glisse en quasi ligne droite les pentes, certes assez courtes mais vertigineuses. J'accuse le coup. Il est 3h37. Nous arrivons enfin à Rocheplate. Malgré la fatigue, après 29h30 de course, je prends alors la décision de ne pas dormir. S'allonger au pied de ce mur vertical menant à Maïdo serait fatal. Les coureurs qui se sont étendus, leur couverture de survie en guise de couverture, se sont réveillés frigorifiés et engourdis. Je n'ai pas pris ma nouvelle Petzl Swift RL chargée à bloc. Je me retrouve avec ma Nao dont les deux batteries sont au minimum. La question est de savoir si elle tiendra dans l'ascension jusqu'au sommet. Il reste trois heures et demi avant que le jour ne se lève. Je demande à un gaillard qui s'occupe du ravito combien de temps il faut pour le Maïdo. "Quatre heures. Trois si t'es en forme." Au pire, je grimperai avec la lampe torche de mon iPhone. Où dans les pas d'un coureur. Pas sûr de mon coup quand même.
Maïdo, stabat mater
C'est l'heure. Mon acolyte reste encore un peu au ravito et me dit de partir devant. Je ne tiens plus en place, bien décidé à en défaire avec cette "terre brûlée" de cinq kilomètres et 1 000 mètres de dénivelé positif semée de marches en pierre sèche et en bois, de roches hirsutes et de racines retors. Ne pas lever les yeux sous peine de se voir écraser par la hauteur des lampes frontales accrochées au rempart. Elles sont si loin. Le Maïdo semble alors inaccessible et invincible. Même avec un mental d'acier et des jambes en airain. Placer des pas réguliers est une gageure. Je dérape régulièrement, perdant beaucoup d'énergie, risquant à chaque fois la tant redoutée crampe au mollet. Sur cette tour chaotique, les quadriceps dérouillent. Il n'est pas rare de mettre les mains pour s'accrocher aux rochers tant la pente est raide à certains endroits. "The conquest of spaces, Come with the night the science of fighting
The forces of gravity, Straight for the eye of destiny, Reaching the point of tears" (Woodkid).
Je mettrai 2h30 pour atteindre la cime. Les premiers rayons du soleil vous saluent. La vue est époustouflante, spectaculaire sur les îlets du cirque de Mafate et sur la cote ouest, bordée de plages baignées par l'eau bleue du lagon. Vers le sud, ce sont les remparts qui assiègent les cirques de Cilaos et Salazie. Au loin, les crêtes du Piton des Neiges sont plongées dans un théâtre d'ombres. Le Maïdo dévoile l'originalité géologique de l'île où deux mondes s'opposent : un cœur d'île effondré et chaotique et des pentes externes au profil apaisé. Il aura fallu attendre 2010 pour que les pitons, les cirques et les remparts de l'île, cœur du parc national de la Réunion, soient inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. Les spectateurs sont nombreux. Les encouragements galvanisants. L'admiration sincère. "À la Redoute sans aucun doute !" répètent-t-ils à l'envi. Le dernier gros morceau du Grand Raid a beau être derrière nous, la route est encore longue jusqu'au bien nommé stade de la Délivrance. Dans la nuit, on ne se rendait pas compte de la verticalité du mur franchi. Aux premières lueurs du soleil, on réalise alors le gabarit de la paroi qui, d'un coup, paraît infranchissable. Je rejoins le ravitaillement, quelques kilomètres en contrebas, via un chemin de crête surplombant le rempart hallucinant de Maïdo. Attendant mon équipe que je n'ai pas vue depuis Taïbit, la veille à 15 heures, et anesthésié par le caresseur soleil matinal, je m'allonge dans l'herbe, et ferme les yeux. Trois minutes. Sommeil flash ? Illusion ? Je suis un peu déboussolé. Désorbité. Ma petite troupe arrive. J'entends le doux son des cornes de chasse, porte-drapeau de ma dream team.
Sorcellerie
Il reste 50 kilomètres. En commençant par (ce qui va s'avérer être) une interminable descente de 10,9 kilomètres pour 1 500 mètres de dénivelé négatif. La plus longue de la Diagonale. Run boy run. Les jambes sont bonnes. On commence par un petit sentier dans une forêt de type tropical qui autorise des relances rapides. J'accélère, précédé d'un ami qui court pour le plaisir, un énorme boîtier photo dans une main. Un peu moins de quatre heures plus tard, arrivée à l'îlet Savannah, à 10 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il est 10h30. Le soleil tape fort. Je mange avec peine un bon rougail saucisse au ravito. À ce moment de la course, l'horizon s'éclaircit. Il reste pourtant 40 km. Un marathon ? Alors avec quatre belles bosses et 2 000 m de dénivelé positif...
Après la traversée de la rivière des Galets, je repars un poil fort. Je me crame illico dans la première montée de la Kalla, lieu de sorcellerie dit la légende : la grand-mère Kalle, le croque-mitaine réunionnais en quelque sorte, habitait une case près du pont de la Ravine des Cafres où elle cachait chez elle des condamnés. Quand quelqu’un passait à proximité, elle l’invitait à boire le café et un petit verre de rhum. Si le voyageur portait de l’argent sur lui, les condamnés le suivaient sur le chemin, et au passage de la Ravine des Cafres, ils le dévalisaient puis le précipitaient au fond du ravin. Grosse côte de 500 m D+ qui oblige à s'aider des mains pour s'accrocher aux branches afin d'éviter la chute. Quand il y a des marches, elles dépassent 50 centimètres de haut. Quelques échelles permettent le franchissement des pentes trop fortes. De la gymnastique. Puis c'est une dégringolade glissante jusqu'au ravito de Chemin Ratinaud. Deux ou trois kilomètres de bitume où je dépasse les 15 km/h. Direction la Possession. Retour à la civilisation et retour à la mer. Ravito rougail. Il est 14h15. On m'annonce que je suis 750e.
Basalte et mat
Il reste le Chemin des Anglais, portion mythique de la Diagonale. En plein cagnard. Dix kilomètres de chemin pavé qui monte et qui descend. Un chaos de pierres de basalte (à composante ferrugineuse). Et la plus ancienne route de l'île, construite entre 1730 et 1732 sous l'autorité de Mahé de Labourdonnais, alors gouverneur général des Mascareignes, pour créer une liaison entre le Nord et l'Ouest, et pavée une quarantaine d'années plus tard par l'ordonnateur de l'île, Honoré Crémont. C’est par ce chemin que débarquèrent les Anglais en 1810, durant les guerres napoléoniennes : attendus devant Saint-Denis, ceux-ci pointèrent à La Grande Chaloupe et empruntèrent le chemin pour prendre la ville à revers. Leur position haut perchée leur conféra un avantage décisif. Sur ce type de terrain, il est quasiment impossible d'avoir un appui sûr. C'est très éprouvant pour l'organisme, mis à mal par la chaleur accablante. Ça râle sec. Des noms d'oiseau fusent. "Faudrait m'expliquer comment vous dallez ici !?" s'emporte un "métro" qui, vraisemblablement, n'en peut plus. "Monument historique !" répond un local qui file comme un margouillat. Je golgothe dans la descente sur la Grande Chaloupe. C'est d'ailleurs le seul moment de la course où je me fais doubler (huit personnes).
17h00. Dernier ravitaillement en "famille", que je reverrai sur la ligne d'arrivée. Il ne me reste que la montée au Colorado, sur les hauts de Saint-Denis. Rebelote sur une variante (sic) du chemin cabossé des Anglais. J'imprime un rythme que je considère comme soutenu : des grandes foulées qui me permettent d'avaler deux pavés noirs à la fois. La montée est longue. Mais après, c'est de la randonnée. Facile. Quelques petits sentiers forestiers à travers les goyaviers. La nuit tombe, les températures aussi. J'allume, pour ce début de troisième nuit, ma frontale. Je range mon coupe-vent. Trop chaud. Je me lance seul jusqu'à observatoire météo du Colorado. 44 coureurs dépassés. Dernier ravito. Je me fais plaisir avec des toasts au jambon cru et un coca. Je remercie les bénévoles pour leur bienveillance et leurs sourires. Ça semble couillon, mais sans eux (1 800 au total, dont 300 dans le staff médical), pas de fous. Trois jours durant, ils ont tranché en quartiers 800 kilos d'orange, fait cuire 650 kilos de riz, 390 de vermicelles, tartiné 130 plaquettes de beurre sur 2 500 baguettes et 540 paquets de pain tranché, ont tronçonné 14 000 bananes, cuisiné 80 kilos de boucané et 1, 8 tonne de poulet, etc. "Goni vid in tyen pa debout", comme on dit par ici.
La délivrance
Dernier acte. Une plongée en forêt de 6 km et 600 mètres de dénivelé négatif. Abrupte, piégeuse, casse-gueule et casse-pattes. Ne pas se tordre une cheville, cette obsession qui m'aura suivi tout au long de cette Diagonale. Au loin, on peut d'ores et déjà entendre les matalons, les djembés et les roulèr. Une nimbe lumineuse flotte au-dessus de la Délivrance (surnom du stade d'athlétisme de La Redoute, non loin de l'église catholique Notre-Dame-de-la-Délivrance). Un vertige me submerge. L'ivresse m'abreuve. Deux jours et deux nuits de course à pied au coeur d'un volcan posé au beau milieu de l'océan indien. Je mettrai 1h11 pour rallier l'arrivée quand Grégoire Curmer, le lauréat chamoniard de cette édition, avalera la pente en 37 petites minutes et la dernière, la Grenobloise Nathalie Curtone, mettra quatre longues heures. Samedi 19 octobre, 20h11. J'en finis avec cette Diagonale des Fous. Probablement l'ultra-trail le plus difficile que j'ai couru. "Tant qu'on ne l'a pas vécu une fois cette course, on n'arrive pas à saisir" : François d'Haene, le quadruple vainqueur de l'épreuve, a vu juste.
Sur la piste du stade, résonnent en moi les notes de Bowie : We can be heroes just for one day.
Remerciements
> Un immense merci à Fiducial (actionnaire de Lyon Capitale) pour avoir sponsorisé mon voyage et m'avoir permis de vivre une telle aventure.
> Merci à ma dream team sur place qui m'a soutenu pendant 46 heures de course (et 7 jours off) : Agnès, Astrid, Sophie, Laurent, Alexis, Michel et mon père. Ma communauté de l'Anneau.
> Merci à l'organisation du Grand Raid pour m'avoir offert le dossard.