Entretien – Jérôme Fourquet dirige le département Opinion de l’Ifop. Dans L’Archipel français*, il révèle, chiffres et cartes géographiques à l’appui, l’ampleur de la déstructuration et de la transformation profonde de la société française. Une description du réel à partir de laquelle chacun se positionnera, des briques posées comme une contribution au débat public. "Je crois au parler cash, dit-il, pas par posture, mais parce que c’est plus simple, que ça va plus vite et surtout que c’est plus juste."
Lyon Capitale : C’est quoi, au juste, l’archipellisation dont vous faites état ? Jérôme Fourquet : C’est le fait que notre société est de plus en plus fragmentée. Avec la montée en puissance de l’individualisme, chacun se bricole sa propre identité, son propre système de valeurs. Avec la dislocation des grandes matrices structurantes léguées par l’histoire, la matrice judéo-chrétienne et la matrice républicaine et laïque, de multiples lignes de faille – éducative, géographique, sociale, générationnelle, idéologique et ethnoculturelle – s’entrecroisent, engendrant autant d’îles et d’îlots plus ou moins étendus. Dans ce contexte de fragmentation, l’agrégation des intérêts particuliers au sein de coalitions larges est tout simplement devenue impossible. Pourquoi donner une telle importance à l’extinction du catholicisme comme principe structurant de la vie publique ? Depuis la Révolution, le fonctionnement profond de la société française s’est construit autour de l’opposition catholicisme/anticléricalisme. Cet équilibre a donné son armature à la société française. C’est d’ailleurs sur ce couple de forces, dont l’opposition est centrale et structurante, que s’est organisé le champ politique, à travers le clivage historique droite/gauche. Lyon, capitale des Gaules, en est un bon exemple : à la fois ville du primat des Gaules et fief du rad-soc’ Édouard Herriot. Parallèlement à ce rôle que le catholicisme avait au plan sociologique et politique, il avait une influence plus profonde, qu’on pourrait qualifier de structurelle et d’anthropologique, à travers l’imprégnation judéo-chrétienne. Cette matrice structurait toute une série de représentations et de moments de la vie. Tout ça a volé en éclats – les personnes se rendant à la messe le dimanche sont passées de 35 % en 1961 à 5 % aujourd’hui – et on a un éparpillement de la société en termes de mode de vie et de rapport au monde. Quels bouleversements identifiez-vous ? On peut identifier une multiplicité de phénomènes, apparemment déconnectés les uns des autres, qui témoignent de ce basculement anthropologique. Le mariage civil, norme sociale hégémonique et structurante de la vie sociale, est passé de 300 000 par an dans l’immédiat après-guerre à 250 000 en 2014 alors que la population est nettement plus nombreuse. Concomitamment, le nombre de divorces, sous la barre des 40 000 en 1950, dépassait en 2014 celle des 120 000. Conséquence mécanique de la désaffection pour le mariage et de l’explosion des divorces, les naissances hors mariage sont passées en un demi-siècle de 10 à 60 %. C’est le regard porté sur l’homosexualité – parallèlement à l’acceptation de l’IVG – que 25 % des Français considéraient comme “une maladie que l’on doit guérir” en 1986, contre 6 % en 2012. C’est encore l’évolution de la société face à la PMA : le fait que six Français sur dix y soient favorables consacre un basculement des représentations associées à des notions anthropologiques aussi fondamentales que la procréation, la cellule familiale et la place du père. Nous sommes en train de passer de la sexualité sans procréation à la procréation sans sexualité. Il en va aussi du rapport que nous entretenons au corps. Alors que la société française a enterré ses morts durant des centaines d’années, la proportion des Français souhaitant se faire incinérer est désormais majoritaire. Le tatouage s’est banalisé : en 2016, un Français sur huit était tatoué, alors que la pratique était quasiment inexistante jusque dans les années 1990, sauf dans certains cercles restreints – artistes, gens du voyage, repris de justice, marins, militaires, etc. La remise en cause de la matrice culturelle et anthropologique traditionnelle qui avait structuré les représentations collectives, mais aussi les valeurs, les comportements et le rapport au monde, se lit également dans l’évolution très nette de la place et du statut accordés aux animaux. Lyon abrite le siège de l’association L214, qui s’est fait connaître par la diffusion d’images volées sur la maltraitance des animaux dans les abattoirs. Le véganisme se diffuse dans la société, les thèses antispécistes rencontrent un large écho.
"Nous sommes en train de passer de la sexualité sans procréation à la procréation sans sexualité."
Sur le plan électoral, cette sensibilité à la cause animale participe-t-elle de ce basculement ? Oui. Aux élections européennes, le Parti animaliste a recueilli 2,17 % des voix, soit presque autant que le Parti communiste (2,49 %). D’ailleurs, lorsqu’on regarde la carte du vote animaliste en France, on constate qu’elle se superpose étrangement à celle du vote Rassemblement national. Les sympathisants du Rassemblement national sont pourtant plutôt croyants, or la tradition biblique considère l’homme comme supérieur au règne animal… Marine Le Pen en avait fait l’un de ses chevaux de bataille pour la présidentielle. Je crois surtout que ces deux partis incarnent le dépassement du clivage gauche/droite et s’épanouissent dans des régions où la désidéologisation a atteint des sommets.
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