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Yves Perez, économiste : “Quand l’Asie tousse, c’est l’Europe, le monde entier, qui s’enrhument”

Yves Perez est économiste, doyen de la faculté de la droit de l'Université catholique de l'Ouest, à Angers, et professeur émérite aux Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Il est l'auteur de Les Vertus du protectionnisme (L'Artilleur, janvier 2020). Entretien.

Lyon Capitale : La crise du coronavirus est-elle, selon vous, l’occasion de repenser notre modèle de développement ?

Yves Perez : Oui, un modèle moins dépendant de l’extérieur dans lequel on puisse réancrer sur le sol national certaines productions essentielles à un pays – ça va de l’agriculture à l’agroalimentaire en passant par la pharmacie. Selon l’Académie nationale de pharmacie, 80 % des principes actifs pharmaceutiques utilisés en Europe sont fabriqués hors de l’espace économique européen. Ce qui s’est passé avec le coronavirus est gravissime. On a l’illustration qu’on est complètement dépendant de l’Asie. Et quand l’Asie tousse, c’est l’Europe, le monde entier, qui s’enrhument. On a eu le même problème avec les masques respiratoires : à la suite de l’épisode épidémique de grippe H1N1 de 2011, le gouvernement a décidé de ne plus faire de stocks de masques FFP2, les plus protecteurs, considérant que la production mondiale de masques était suffisante. Sauf que la production de la Chine s’est arrêtée. Qu’on fabrique des iPad à l’étranger, c’est une chose, qu’on fabrique des médicaments ou des aliments ailleurs en est une autre. Pour des raisons de sécurité, pas seulement économiques, il nous faut donc recentrer en France certaines activités fondamentales, sous la supervision de l’État.

Dans son allocution télévisée du 12 mars dernier, le président de la République, plutôt tenant du libéralisme, ne s’est-il pas posé comme fervent défenseur d’un certain protectionnisme ?

C’est vrai qu’il y avait quelques tonalités protectionnistes. Emmanuel Macron a parlé d’“interroger notre modèle de développement”, au sujet duquel il a évoqué des “failles”. Il a clairement dit que certains biens et services doivent être placés “en dehors des lois du marché”, que déléguer notre protection et notre alimentation était “une folie”. Quant à Bruno Le Maire [ministre de l’Économie et des Finances, NdlR], il a rappelé qu’il allait falloir relocaliser certaines activités économiques et industrielles. Il y a donc du changement dans le discours présidentiel et gouvernemental. On verra après la crise si ces fameuses “promesses de rupture” sont tenues. Rien n’est moins sûr.

Cet aggiornamento présidentiel de taille fait écho au fait que 60 % des Français ont une mauvaise opinion de la mondialisation (sondage OpinionWay, mars 2018). Pour autant, les Français ne craignent-ils pas davantage la fin de la mondialisation que la mondialisation elle-même ?

C’est tout le paradoxe. Quand on s’arrache d’un modèle, il y a toujours la peur du vide et de l’inconnu. Il y a donc effectivement une réelle peur de sortir de la mondialisation et de passer par un modèle plus protectionniste. D’un autre côté, on observe un système qui devient de plus en plus instable, de plus en plus vecteur de chocs et de crises dont l’amplitude est telle qu’on ne pouvait pas en supposer les effets. Quelques mois avant que n’arrive le coronavirus, un certain nombre d’experts craignaient une crise dans le golfe Persique, une guerre entre les États-Unis et l’Iran – dont, soit dit en passant, on n’est pas passé bien loin, même si le Moyen-Orient reste un nid de guêpes. On a ensuite eu la crise entre les Russes et les Syriens, avec la menace de la submersion de la Grèce par les migrants lâchés par Erdogan [le président de la Turquie, NdlR]. Paradoxalement, le coronavirus a calmé les choses : les Turcs ont fermé leurs frontières. Tout ça pour dire que la crise de 2020 que le monde traverse aurait pu être d’une tout autre nature. Les crises mondiales se sont finalement entrecroisées.

Le problème des “chocs extérieurs” est au cœur des débats de politique économique depuis l’éclatement de la crise financière de 2007. On parle généralement plus de guerres, de révolutions, de crise économique. Ce coronavirus est-il un nouveau choc extérieur ?

La crise du coronavirus est un choc historique, doublé d’un caractère unique. Le monde a connu la grippe espagnole, après la Première Guerre mondiale, sauf que les gens ne comptaient plus les morts tellement il y en avait eu pendant les combats. Plus de 400 000 décès se sont ajoutés au million et demi de tués pendant les conflits. D’une certaine façon, les gens étaient habitués. Il n’y avait pas la sensibilité qu’on a aujourd’hui envers les vies humaines. Mais le contexte était très différent. La crise du coronavirus est véritablement d’une amplitude sans précédent car c’est la première fois que des pays s’arrêtent. La France est actuellement à 25 % de sa production, c’est à peu près pareil pour nos voisins européens. Même pendant les guerres, la production n’était jamais tombée aussi bas. Pendant la Grande Guerre, au contraire, la production était poussée au maximum, il fallait reconstruire le pays. Durant la Seconde Guerre mondiale, sous l’Occupation, la production avait dégringolé mais pas comme aujourd’hui avec ce coronavirus. Quant à mai 68, avec les usines occupées, la production avait été paralysée mais on ne tournait pas à 25 %, comme actuellement.

Cette mondialisation, ces échanges de flux, sont-ils des facteurs d’aggravation des pandémies ?

D’une certaine façon, cela a toujours été le cas. Quand la grippe espagnole est arrivée via des soldats américains qui ont débarqué pendant la guerre en Europe, la pandémie s’est d’abord développée sur les fronts pour ensuite se transmettre aux populations civiles, déjà affaiblies par le conflit. Ça a été ravageur. Au XIVe siècle, la “grande peste” s’est propagée par les routes de la soie, de la Chine – déjà – vers l’Europe. Elle a été particulièrement dévastatrice puisqu’un peu plus d’un tiers des pays européens ont été touchés, avec un taux de mortalité moyen de 30 % de la population totale, soit 25 millions de morts. La mondialisation est donc bien un facteur d’aggravation de la diffusion des pandémies mais elle n’est pas la conséquence première. C’est une conséquence dérivée de la mondialisation, car à partir du moment où vous multipliez les contacts, vous multipliez les risques d’épidémies entre les différentes populations.

Yves Perez

Ce coronavirus peut-il déconstruire la mondialisation ?

La déconstruction de la mondialisation a déjà commencé. Il y a d’abord eu l’élection de Donald Trump qui a été le premier à lui donner des coups de canif. Make America great again. Il défend l’Amérique, souhaite que les emplois reviennent sur le continent, que la production redémarre et refuse de contribuer à renforcer la puissance chinoise. C’est lui, le premier, qui a parlé de protectionnisme. Et puis il y a eu la guerre technologique et commerciale entre les États-Unis et la Chine avec, comme dans tous les conflits, des phases de combat, de cessez-le-feu et de reprise du conflit. Les mesures tarifaires prises depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche ont ouvert une nouvelle phase dans les relations économiques internationales. Elles ont contribué de facto à relégitimer le protectionnisme comme outil de régulation des déséquilibres commerciaux extérieurs. Ensuite, il y a eu le choc pétrolier et la baisse des prix du pétrole, du fait de la guerre économique entre l’Arabie saoudite, la Russie, et les États-Unis en embuscade (redevenus le premier producteur mondial de pétrole avec le schiste bitumineux). Voilà la toile de fond qui montre l’instabilité de la mondialisation.

De fait, chaque pays se dit que si les États-Unis se remettent à faire du protectionnisme, pourquoi pas eux ? Peut-on voir les choses ainsi ?

Exactement ! Le premier de la classe triche, pourquoi ne ferait-on pas pareil ? Les États-Unis ont été protectionnistes de leur création, en 1787, jusqu’en 1945. Ils se sont alors retrouvés en situation de superpuissance et sont passés au libre-échangisme. Maintenant qu’ils perdent de leur suprématie face à la Chine, le protectionnisme est à nouveau de mise.

Il y a une réelle angoisse du coronavirus qui se traduit par la volonté d’être protégé. Est-ce que le coronavirus n’est pas un prétexte pour justifier un regain du protectionnisme ?

Je ne veux pas tomber dans une vision complotiste des choses. Je crois que le coronavirus a surpris tout le monde. À commencer par les Chinois qui ont été humiliés. Ils se voulaient un pays d’excellence et se retrouvent, d’un coup, pays exportateur de maladies. L’épidémie est ensuite devenue pandémie, touchant la planète entière. La diffusion du virus est telle qu’il y a une véritable angoisse. Les politiques sont obligés de répondre, mais on observe un certain désarroi de leur part. Maintenant, ce qui est certain, c’est que plus les économies vont être à l’arrêt, plus elles seront fragilisées et plus elles auront besoin de protection. Quand les pays vont redémarrer, elles vont avoir des ardoises vertigineuses. Les dettes vont s’envoler. La France était à 100 % de dette du PIB, mais là, à l’évidence, on sera à bien plus. L’Italie était à 140 %... Elle risque d’être proche des taux grecs d’avant la crise de 2008.

Peut-on préjuger de la faillite de certains États ?

Oui, c’est un risque réel. L’Europe du Nord, Allemagne en tête, acceptera-t-elle de payer pour sauvegarder l’Italie ? Rien n’est moins sûr. Surtout que l’Italie est un autre “animal”, si je peux le dire ainsi, avec 60 millions d’habitants – contre 10 pour la Grèce. Sponsoriser 60 millions d’Italiens va coûter très cher. Et les Allemands ne sont pas très chauds. La preuve, c’est que l’aide actuelle de l’Union européenne à l’Italie a été extrêmement light. Les fonds sont surtout venus de Russie, de Chine et, dans une moindre mesure, de Cuba.

L’Europe n’a pas été à la hauteur selon vous ?

L’Union européenne est arrivée les bras ballants dans cette crise, ne sachant par quel bout prendre le problème. Elle n’a pas été à la hauteur, non, sans compter que les Tchèques ont intercepté près de 700 000 masques chirurgicaux envoyés par la Chine à l’Italie. Ça a été un scandale. Le gouvernement a d’ailleurs reconnu avoir fait une erreur.

Les pays européens semblent jouer un peu perso, non ?

L’Europe existe formellement, institutionnellement, mais en termes de capacité de réponse, il n’y a rien. L’espace Shengen s’est fragmenté en quinze jours/trois semaines : les Polonais, les Hongrois, les Autrichiens, les Croates, les Allemands, les Italiens, les Espagnols (...) ont fermé leurs frontières, décrétant l’état d’urgence nationale, sans demander l’autorisation à Bruxelles.

Un meilleur contrôle des frontières peut-il permettre un meilleur contrôle sanitaire ?

Je ne veux pas simplifier les choses et être caricatural : ce n’est pas le contrôle des frontières en soi qui arrêtera une épidémie. Mais c’est certain qu’un meilleur contrôle des frontières peut permettre d’avoir une meilleure politique de prévention des risques. Dans un monde où il y aurait un développement plus autocentré des grandes régions, ça ne supprimerait pas tous les risques mais ça permettrait une meilleure prévention.

Les réponses politiques ont-elles été à la hauteur ?

Objectivement, peut-on blâmer le gouvernement qui propose le confinement, mesure de salubrité publique ? Il n’y avait pas d’autres solutions pour la simple et bonne raison qu’on n’a pas de vaccins. Les Anglais ont préféré laisser le virus circuler, contaminer les gens pour qu’ils s’immunisent. Et si certaines personnes meurent, tant pis, ça fera partie des effets collatéraux. Je ne suis pas certain qu’une telle décision eût été acceptée en France. Boris Johnson a battu en retraite – il a même contracté le coronavirus – car des scientifiques lui ont dit : “Monsieur le Premier ministre, si on ne fait rien, on risque 400 000 morts.” Quel est l’homme politique qui, dans une démocratie, peut encaisser 400 000 morts ? Concernant les plans de soutien à l’économie : il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. À partir du moment où la production s’arrête, l’État doit faire marcher la planche à billets et l’endettement pour essayer d’éviter un effondrement. Les gouvernements se trouvent devant une situation inédite. L’impact va être énorme. Les Allemands s’attendent à une baisse de 7 % de leur PIB. Les pays européens n’ont pas connu de choc comparable depuis les années 30. En France, on se dirige vers une baisse d’au moins 3 % du PIB en dessous de zéro. Le coup sera plus fort que la crise de 2008 et pourrait potentiellement ressembler au krach de 1929.

Emmanuel Macron parle de “guerre”. Est-on en guerre économique ?

On dit qu’il a beaucoup lu les discours de Clémenceau... Mais une fois l’effet rhétorique passé, je pense qu’il a raison. En temps de guerre, le capitalisme est inopérant. Quand un pays est en situation de péril, il prend des mesures exceptionnelles et dérogatoires. Le prêt de l’État via la Banque publique d’investissement (Bpi) pour soutenir les entreprises, c’est quand même 300 milliards d’euros. L’Allemagne a mis 500 milliards sur la table. Les États-Unis parlent de 2 000 milliards de dollars. Pour vous donner un ordre d’idée, pendant la crise en 2009, Bush junior avait fait un plan de relance à 750 milliards. Là, c’est 2,5 fois plus ! C’est du jamais vu. On est dans du keynésianisme puissance dix. Voilà des gens qui étaient très libéraux et qui, aujourd’hui, font du keynésianisme que même Keynes n’aurait jamais imaginé. On est dans une période de total bouleversement.

Encore hier, c’était l’hymne à toutes les ouvertures. Ce coronavirus est-il une géopolitique des peurs ?

Les épidémies sont très anxiogènes. L’ennemi qu’on ne peut pas voir fait toujours plus peur que l’ennemi visible. Cet effet anxiogène est amplifié par l’ampleur de la crise : un tiers de la population mondiale est confinée. C’est inédit dans l’histoire de l’humanité.

On l’a vu, le coronavirus sert d’argument aux protectionnistes. Pour les libéraux, la fermeture des frontières explique que tout est bloqué. D’autres encore pensent que ce virus va relancer le multilatéralisme, par la réponse collective. Le coronavirus ne conforte-t-il pas tout le monde dans ses convictions ?

La réponse collective mondiale, je veux bien mais on voit qu’en Europe, on n’y arrive pas, donc mondialement j’ai quelques doutes. Quant aux libéraux, ils défendent la mondialisation, c’est logique mais ils sont moins convaincants que par le passé. Ce qui a été vrai pendant des années sur la mondialisation ne l’est plus. La machine s’est un peu détraquée sur le plan économique car les rivalités de puissances deviennent de plus en plus fortes et brutales. Or, plus les pays sont en situation économique difficile, plus ils vont défendre becs et ongles leurs intérêts nationaux. Faute de quoi les gens descendront dans la rue dès qu’ils le pourront à nouveau. Et en France, particulièrement, on sait descendre dans la rue. Les gouvernements sont donc amenés à montrer les dents, à être plus durs, et chacun négocie virulemment. C’est le prototype des périodes de crise. Je crois, pour ma part, que nous sommes à la fin d’un cycle de la mondialisation telle que nous la connaissons depuis plusieurs décennies.

Ce coronavirus est-il le virus du libéralisme ?

La formule est éloquente mais je ne dirai pas ça. Le coronavirus est un problème sanitaire qui s’est diffusé par les routes de la mondialisation, certes, mais je ne veux pas accuser le libéralisme de ce dont il n’est pas forcément responsable.

Cette crise peut-elle être salutaire ?

Au-delà du drame, qu’on ne peut minimiser en aucune manière, je pense que ça peut être l’occasion d’une redéfinition des modèles de développement. Il ne s’agit pas de supprimer les échanges extérieurs. Le protectionnisme ne les a jamais empêchés. Il ne faut pas confondre le protectionnisme avec ce qu’on appelait l’autarcie dans les années 30. L’autarcie, ce sont les régimes nazis surtout, le fascisme italien, les militaires du général Tojo qui préparaient l’économie à une guerre. Ils voulaient confiner leur économie au sein d’un espace purement fermé dans cette optique de conflit. Il nous faut retrouver un protectionnisme et en faire le levier d’une stratégie de reconquête de notre souveraineté industrielle et économique. On voit bien que la France a perdu du terrain. Au début des années 2000, elle pesait 5 % des échanges mondiaux, aujourd’hui, à peine plus de 3 %. Un certain nombre de fleurons sont passés sous pavillon étranger – Lafarge est devenu suisse, Alcatel finlandais, Technip et Alstom américains – comme 39 % des PME qui, en changeant de propriétaire en 2016, sont passées sous contrôle étranger. Notre agriculture se trouve en difficulté. Le déficit commercial flirte avec les 60 milliards d’euros chaque année. Dans la mondialisation libre-échangiste, l’influence de la France s’est rétrécie comme peau de chagrin. Sur les plans diplomatique et politique, l’Hexagone est désormais condamné à jouer les seconds rôles. La crise liée au coronavirus pose, avec encore plus de force, la question de savoir si nous sommes prêts à payer un prix de plus en plus lourd pour poursuivre une stratégie économique perdante pour le pays – même si cette stratégie peut s’avérer gagnante pour certaines élites mondialisées.

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