C’est un concert en tout point exceptionnel que propose l’Auditorium, ce mois-ci, sans doute l’un des événements musicaux (mais pas seulement) de la saison. Un ciné-concert copieux où le groupe anglais Tindersticks vient jouer la musique des films, nombreux, de Claire Denis sur lesquels ils ont travaillé depuis près de trente ans. La juste recension d’une collaboration fructueuse et merveilleuse dont nous vous traçons ici les contours.
Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock, Angelo Badalamenti et David Lynch, Danny Elfman et Tim Burton, Joe Hisaishi et Takeshi Kitano, nombreux sont les couples musiciens cinéastes qui ont à jamais lié leur destin dans l’inconscient cinéphile.
Le couple Tindersticks/Claire Denis est sûrement à classer parmi ces inséparables musique/image puisque le groupe originaire de Nottingham et la cinéaste française, que rien n’était supposé relier à part un goût commun pour la pop anglo-saxonne, entretiennent une relation privilégiée depuis près de trente ans maintenant et le film Nénette et Boni.
Une relation rare, les cinéastes s’acoquinant plus volontiers avec des musiciens classiques ou contemporains qu’avec des groupes de pop. Avec ceux-ci, comme chez Scorsese et Robbie Robertson, les collaborations sont le plus souvent des one shot. Depuis lors, les Tindersticks de Stuart Staples (ce dernier en tête) ont systématiquement œuvré ensemble sur chacun des films de Denis.
My Sister
Au départ, la cinéaste avait fait appel à des compositeurs de circonstance qu’elle estimait les mieux placés afin de rendre compte musicalement de l’atmosphère de ses films comme Abdullah Ibrahim pour Chocolat. Mais en pleine préparation de Nénette et Boni, Claire Denis écoute en boucle une chanson des Tindersticks, My Sister, qui figure sur le deuxième album, sans titre, de la bande à Staples.
Elle rêve de pouvoir l’utiliser pour son film. Se rendant à un concert parisien du groupe, elle s’en ouvre à Stuart Staples et lui demande l’autorisation de l’utiliser. L’Anglais ne se contente pas de donner une réponse positive, il propose carrément de composer l’intégralité de la bande originale, y adjoignant également des morceaux déjà existants dont les titres sont francisés (My Sister devient ainsi Ma Sœur).
À l’époque, Tindersticks est un groupe qui monte tout en se démarquant du tout-venant de la Britpop (ce qui nourrit sans doute l’intérêt de la cinéaste) trimbalant sa dégaine usée et des hymnes éreintés teintés de sourde mélancolie et d’atmosphères cotonneuses, d’envolées de violons parfois désaccordés (les arrangements de Dickon Hinchliffe, qui quittera le groupe après trois albums, font alors des merveilles) et de comptines mortifères. Quelque chose comme du Scott Walker en demi-teinte ou du Burt Bacharach un peu schlass.
En Grande-Bretagne, leur premier album est nommé album de l’année en 1993 par le tout-puissant hebdomadaire musical Melody Maker. Il faut dire que l’album est porté par le quasi-tube City Sickness. Ce “mal de ville” qui tourbillonne de violons automnaux et titube dans la bouche maltée de Stuart Staples, crooneur délavé comme on n’en faisait pas encore, pose les bases de l’esthétique tinderstickienne : une sorte de panache rentré, de flamboyance malhabile, de mal de vivre épique et atonal pour western à gueule de bois – pour s’en faire une idée très précise et très vivante, il convient de se jeter sur le Live at the Bloomsbury Theatre de 1995.
Il y a là en effet quelque chose d’infiniment cinématographique que vient confirmer la même année le deuxième disque du groupe qui contient lui aussi quelques merveilles comme Tiny Tears, A Night In ou le duo Traveling Light avec Carla Torgerson de The Walkabouts (Staples se fait alors une spécialité de ces duos langoureux et déchirés avec de grandes dames, comme le merveilleux A Marriage Made in Heaven avec l’actrice Isabella Rossellini).
Trouble Every Day
C’est quasiment au moment où le groupe commence à travailler avec Claire Denis, bien que ça n’ait aucun rapport, que sa musique évolue vers quelque chose de moins grandiloquent et parfois de plus soul, juste après l’album Curtains (1997), qui clôt comme une trilogie de la débandade magnifique. Côté cinéma, Tindersticks enchaîne les musiques pour la cinéaste : Nénette et Boni (1996) donc, puis Trouble Every Day (2001), Vendredi soir (2002), L’Intrus (2004), etc. jusqu’aux récents High Life (2018), étonnant film de science-fiction mettant en scène Robert Pattinson et Juliette Binoche, ou Stars at Noon (2022). Mais le film qui scelle sans aucun doute la relation, c’est Trouble Every Day, étrange et très gore drame de la dévoration amoureuse – dévoration étant à entendre au sens à la fois propre et sanglant du terme. Vincent Gallo et Béatrice Dalle y sont époustouflants d’intensité et le film comme sa BO sont des manières de chef-d’œuvre.
À l’image, si l’on peut dire, de la chanson titre qui porte le thème du film, véritable sortilège obsessionnel inoculant à l’auditeur une ivresse capiteuse, à coups de violons languissants comme l’automne et de timbres tantôt suave, tantôt en souffrance. La chose est assez minimaliste mais emporte tout. Surtout l’alchimie avec les images érotiques, anxiogènes et horrifiques – comme si ces mots étaient soudain synonymes – de Claire Denis est totale, et semble sceller un pacte faustien dont ni la cinéaste ni les musiciens, Staples en tête, ne semblent désormais en mesure de se défaire. Comme une malédiction jetée sur elle et eux mais qui n’aurait au fond que des bénéfices.
Les musiques des films de Claire Denis s’intercalent alors à intervalles réguliers dans la discographie désormais pléthorique du groupe (même si son activité s’est ralentie depuis quelques années, au rythme des projets en solo).
Le rituel de travail est bien installé et immuable, la composition résultant de conversations avec la réalisatrice et de la lecture du scénario. La musique apparaît généralement en même temps que les premières versions du montage. En 2009, il fallait bien qu’un coffret (Claire Denis Film Scores, 1996-2009) rassemblant la première partie de cette histoire d’amour artistique, se fasse jour – il en faudrait désormais un deuxième.
Un disque prétexte sans doute au lancement d’une tournée durant laquelle le groupe joue exclusivement les titres composés pour Denis et qui fait, littéralement, le tour du monde : Istanbul, Londres, Los Angeles, San Francisco, Paris. Celle, de tournée, qui nous intéresse ici, minuscule puisque composée de deux dates seulement et qui passe par Lyon, avant la Philharmonie de Paris, est d’une autre teneur et d’une autre ambition puisqu’il s’agit pour les Tindersticks, renforcés, de se livrer à un véritable ciné-concert. Non pas sur un film donné de Claire Denis mais sur une sélection d’images de ses films mis en musique par les Anglais. Un programme aussi gargantuesque et vibrant que les scènes les plus intenses de Trouble Every Day. Et qui met gravement en appétit.
Tindersticks/Claire Denis – Le 2 novembre, à l’Auditorium