Cinq romans sélectionnés par la rédaction de Lyon Capitale
Un magnifique prélude
Le narrateur et antihéros du premier roman de Robin Josserand, Prélude à son absence, mène une vie sans grand relief. Il est un modeste employé à la bibliothèque de la Part-Dieu, où il pratique l’art de l’absentéisme et d’en faire le moins possible.
Même s’il se passionne pour le fonds Jean Genet, effectivement détenu à la Part-Dieu (Robin Josserand en sait quelque chose, il a lui-même travaillé dans la médiathèque).
Plus ennuyeux, le désir d’écrire, l’envie de lectures et même le goût d’aimer l’ont quitté. À seulement trente ans, il est déjà résigné, revenu de tout sans être allé nulle part, ou presque. Jusqu’à ce que, pour son bonheur ou son malheur, son regard se trouve inexorablement attiré par un jeune homme qui fait la manche.
Il a la beauté du diable, ou du moins un charme vénéneux qui n’est pas sans rappeler celui du musicien et génie foudroyé Glenn Gould.
S’engage alors un jeu de séduction vieux comme le monde, celui de l’amour et de ses irrésistibles pulsions, sans cesse renouvelées, sans cesse frustrées.
Avec une maîtrise étonnante et une écriture d’un somptueux classicisme, Robin Josserand suit ce duo mal assorti qui ne sera jamais un couple. Il trouve les mots pour décrire cet amour à la fois dissymétrique et tragique, ainsi que son “désir sale, ambigu, mauvais”. Mais aussi le décor de cette errance amoureuse, du Lyon nocturne et inquiétant jusqu’à l’île de Groix, prise dans la pluie et la grisaille.
C. M.
Prélude à son absence – Robin Josserand, éditions Mercure de France, 160 p., 17,50 €.
Trompe-l’œil historique
Laurent Binet aime les jeux littéraires. Et historiques. L’auteur de HHhH l’avait notamment démontré goulûment avec son formidable Civilizations, dans lequel il imaginait que le sens de l’histoire n’allait pas de soi et pouvait être inversé : suite à un concours de circonstances, ce n’était plus Colomb et l’Europe qui découvraient l’Amérique mais Atahualpa et les Incas qui découvraient (et surtout soumettaient) l’Europe.
Un pur régal paradoxalement empreint de rigueur historique. Pour son livre suivant, Perspective(s), Binet se lance dans une enquête sur la mort du peintre Pontormo qui aurait donc été assassiné. Et met en scène une tripotée de personnages historiques du Florence de la Renaissance pour dérouler cette enquête épistolaire prise entre les rivalités artistiques et politiques et le fanatisme religieux héritier de Savonarole.
Là encore c’est croustillant, même si le parti pris narratif épistolaire peut parfois plomber un peu l’ensemble. Mais l’énigme à résoudre est, elle, passionnante, qui se cache quelque part dans l’œuvre de Pontormo et nourrit un final surprenant. Il ne faut point en dire plus. Si ce n’est que Binet régale toujours autant.
K. M.
Perspective(s) – Laurent Binet, éditions Grasset, 304 p., 21,50 €.
En secret
Au fur et à mesure de ses livres, Sylvain Prudhomme déroule une œuvre qui s’est discrètement imposée comme importante dans le paysage français. Pas la plus tapageuse ni spectaculaire mais d’une grande délicatesse et portée par une écriture singulière qui emporte doucement.
Après de nombreuses réussites, l’auteur passé de L’Arbalète-Gallimard à Minuit (en réalité, il a suivi son éditeur historique) livre sans doute avec L’Enfant dans le taxi son meilleur livre.
À l’enterrement de son charismatique grand-père, Simon découvre que celui-ci a eu un fils caché. Caché car avec une Allemande, au lendemain de la guerre. Et que plus ou moins tout le monde est au courant en faisant semblant que non.
Simon décide alors de retrouver ce fils et Sylvain Prudhomme nous emmène dans une quête familiale sur les non-dits et ces satanés secrets familiaux.
Et le lecteur d’être emporté par ces phrases prudhommiennes qui tourbillonnent doucement sur elles-mêmes. Le titre reste un moment énigmatique mais prend tout son sens au milieu du livre dans une scène absolument poignante. Un livre sublime. Secrètement sublime.
K. M.
L’Enfant dans le taxi – Sylvain Prudhomme, éditions de Minuit, 224 p., 20 €.
Troisième main de premier choix
On pourrait classer le dernier roman d’Arthur Dreyfus, La Troisième Main, dans les romans fantastiques, aux côtés du Frankenstein de Mary Shelley ou de L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson.
Sauf que, contrairement à ces deux ouvrages, La Troisième Main n’a pas été écrit par un écrivain britannique au XIXe siècle mais par un écrivain et scénariste né à Lyon en 1986, par ailleurs auteur du sulfureux Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, paru en 2021.
L’histoire qu’il nous raconte, toute abracadabrantesque soit-elle, paraît tellement crédible que l’on ne lâche le livre qu’une fois la dernière page tournée.
C’est celle d’un jeune homme né à Besançon en 1899. On en prend connaissance grâce au journal qu’il a tenu les tout derniers jours de son extraordinaire existence. Laquelle est cependant presque “normale” – malgré une enfance pauvre et dépourvue de père – jusqu’à ce qu’il soit blessé dans les tranchées par un obus allemand. Il est ramassé littéralement en miettes et soigné par un étrange docteur.
Un savant fou qui se livre à de curieuses expériences sur les corps ensanglantés dont il parvient à s’emparer. Notre narrateur se réveille apparemment sain et sauf, miraculeusement rétabli. Mais ce dont il s’aperçoit, au moment de prendre la fuite, c’est que le toubib détraqué lui a greffé au niveau du nombril une troisième main ! Celle d’un soldat allemand ramassé lui aussi sur les champs de bataille.
Cet appendice supplémentaire est doté d’une force extraordinaire mais aussi d’une manière de personnalité à part entière. S’engage dès lors une série d’aventures rocambolesques, où la troisième main joue un rôle majeur. Elle aide notre héros à se sortir d’un camp de prisonniers en Belgique. Et, une fois la guerre finie, elle lui permet de devenir un prestidigitateur hors pair. Entre autres délirantes péripéties qui nous sont contées avec un incroyable brio.
C. M.
La Troisième Main – Arthur Dreyfus, éditions P.O.L, 496 p., 24 €.
Petit Lynx et grande émotion...
C’est le réel qui est une source intarissable d’inspiration pour Nathalie Bianco. C’était le cas avec Ceux des quais, un roman inspiré par les SDF et autres déshérités qui campent sous les ponts des quais du Rhône, à Lyon.
Mais elle ne se contente pas de décrire les lieux et personnages qu’elle a côtoyés. Elle fait travailler son imaginaire. Et elle invente des histoires à la fois belles et touchantes. Parce qu’au fond d’elle, c’est une incurable optimiste.
Elle a besoin de transcender et magnifier la réalité. Tout en restant crédible : pas question de nous emmener chez les bisounours !
Même si ses héros ont toujours quelque chose d’extraordinaire, tout en étant pétris d’humanité. Son dernier roman, Le Petit Lynx, n’échappe pas à cette tendance.
C’est l’histoire d’un garçon, fils d’immigrés, qui pourrait être un cousin d’aujourd’hui du Petit Nicolas de Sempé. Dans son regard sur le monde, il y a le même mélange de candeur et d’intelligence malicieuse.
Sauf qu’il vit dans une “cité” et qu’il a pour meilleur pote un sacré costaud dénommé Booba, autant fan de foot qu’il est fan de littérature. En effet, ce qui l’aide à grandir, ce sont les livres. Mais pas les livres pour les petits, non, les vrais livres, les grands classiques de la littérature : Victor Hugo, Alexandre Dumas…
Le problème, c’est qu’il est difficile, et hors de ses moyens, de se les procurer. Heureusement, il va recevoir une aide inattendue, celle d’un couple voisin, les Grosset, les vieux fachos que tout le monde déteste.
C’est pourtant grâce à eux, le couple de vieux qui vote Marine Le Pen, que non seulement il va avoir accès aux chefs-d’œuvre de la littérature mais qu’il va aussi parvenir à dénouer le mystère de ses origines. C’est la petite touche politiquement incorrecte de ce roman drôle et touchant.
C. M.
Le Petit Lynx – Nathalie Bianco, éditions Sixième(s), 320 p., 19 €.