Jérôme Fourquet est analyste politique et directeur du département Opinion à l’Ifop. Il décrit le nouveau paysage physique et mental de la France qui a redessiné le paysage électoral et politique.
Après son premier livre La France d'après (2019), dans lequel il décrit l’ampleur de la déstructuration et de la transformation profonde de la société française, puis le second tome La France sous nos yeux (2022), dans lequel il raconte la France contemporaine, entre plateformes logistiques d’Amazon, supply chain du cannabis, émissions de Stéphane Plaza, kebabs et "french tacos", villages de néo-ruraux dans la Drôme, clubs de danse country et pole dance, Jérôme Fourquet conclut sa triologie avec La France d'après (2023), dans lequel le nouveau paysage physique et mental de la France qui a redessiné le paysage électoral et politique.
Ses analyses découlent de l’observation du quotidien des Français, de leurs habitudes de consommation, de leur mode de vie. Une description du réel et une plongée politique qui permettent de saisir les nouveaux contours socioéconomiques et culturels de la France d’après. Des livres qui se lisent comme un long reportage, à hauteur d’homme.
Il a accordé un grand entretien à Lyon Capitale, dans le cadre de la rubrique "Débats & Opinions".
Lire aussi :
- “Notre société est de plus en plus fragmentée (L'Archipel français - 2019)
- "En 60 ans, on est passé de la messe dominicale au dimanche chez Ikea" (La France sous nos yeux - 2021)
Lyon Capitale : La France d’après conclut votre trilogie sur la France contemporaine, après L’Archipel français, en 2019, et La France sous nos yeux, en 2021. Pourquoi avoir choisi comme clé d’entrée de votre troisième volet la géographie électorale ?
Jérôme Fourquet : Nous avons assisté, en 2007 et en 2022, à un big bang électoral sans précédent qui illustre bien ce passage à une France d’après : le score cumulé de Valérie Pécresse et d’Anne Hidalgo, représentantes des deux formations ayant dominé la vie politique pendant cinquante ans, a atteint 6,5 % des suffrages exprimés. Il fallait donc rendre compte de cette grande bascule, avec un cadastre électoral qui a été profondément chamboulé. Enfin, parce que la géographie électorale est une formidable manière de pouvoir mêler les différentes approches en sciences humaines, puisque le vote dans un territoire donné est la résultante à la fois d’une sociologie, d’une économie, d’une histoire et d’une géographie.
L’endroit où l’on réside, la classe sociale à laquelle on appartient continuent-ils de structurer les votes ? La formule “Dis moi combien tu gagnes et où tu habites, je te dirai pour qui tu votes” est-elle encore d’actualité ?
Plus que jamais, sachant que l’endroit où vous allez habiter va être un condensé de différents phénomènes tels que le prix du mètre carré, le poids de l’économie touristique, l’intensité de la délinquance, etc.
“La résidence secondaire produit du vote Macron, le lotissement pavillonnaire du vote RN”
C’était “le granit produit le curé, le calcaire l’instituteur” du géographe André Siegfried…
Exactement. Dans son magistral Tableau politique de la France de l’Ouest (1913), André Siegfried accordait une attention particulière à la nature des sols et à la structure de la propriété foncière. Il avait pris l’exemple du canton de Talmont-Saint-Hilaire, en Vendée, où il avait entendu ce dicton. Siegfried avait montré comment la nature des sols avait déterminé le type d’agriculture, le type de propriété et l’implantation des populations. En terre calcaire, l’habitat était groupé, la propriété plus petite et les idées de gauche. Je suis retourné dans ce canton. Aujourd’hui, ce n’est plus le calcaire ni le granit qui donnent le la mais la façade maritime. Il y a, d’un côté, en zone côtière, les campings, des milliers de résidences secondaires avec un golf et un port de plaisance (qui a été construit ex nihilo) et, de l’autre côté, l’arrière-pays avec du logement pavillonnaire. On pourrait pasticher Siegfried en disant que la résidence secondaire produit du vote Macron et que le lotissement pavillonnaire du vote RN.
Trois grands blocs – la gauche coalisée dans la Nupes, sous domination insoumise, le bloc central macronien et le Rassemblement national – se sont substitués à l’historique clivage gauche-droite. Par quels facteurs sont conditionnées les perspectives électorales de ces trois blocs ?
Cette situation de tripartition s’explique par les transformations très profondes qui ont abouti à l’effondrement du système bipolaire. C’est notamment l’apparition d’un phénomène majeur : l’accélération et l’approfondissement de l’internationalisation de la société française, sur le plan tant économique que culturel. Ce phénomène a puissamment contribué à éroder le vieux clivage gauche-droite et à favoriser l’émergence d’un groupe sociologique se définissant d’abord par son attachement à la construction européenne et qui se reconnaît dans le programme et la démarche d’Emmanuel Macron. Qui a su incarner cette offre politique nouvelle en faisant la synthèse du camp du “oui” aux référendums de 2005 et de 1992, en rassemblant l’électorat proeuropéen du PS et celui des Républicains et en agrégeant tout cela autour du MoDem de Bayrou. Donc cette situation de tripartition qu’on connaît aujourd’hui ne vient pas de nulle part. Parallèlement à l’émergence de ce gros bloc central et à l’effondrement des deux blocs historiques, nous avons assisté à la montée en puissance du Rassemblement national sur des considérations économiques et sociales, mais aussi sur la dégradation de la situation sécuritaire et les modifications démographiques profondes liées à l’accentuation des flux migratoires.
Cette situation de tripartition est-elle gravée dans le marbre ?
Non, rien ne nous le dit. Les choses peuvent évoluer dans les mois et les années qui viennent. On voit, par exemple, les tensions internes très fortes qui ne cessent de travailler la Nupes depuis plusieurs mois. Il y a eu les mobilisations contre les violences policières autour du slogan “la police tue” qui a divisé, il y a eu des prises de position opposées sur l’interdiction de l’abaya à la rentrée scolaire et puis on a maintenant un déchirement très violent sur l’attitude et le regard à apporter sur ce qui se passe à Gaza. Il n’est donc pas écrit dans le marbre que ce bloc mélenchoniste de gauche à domination insoumise perdure jusqu’à la prochaine échéance électorale. Quant au bloc central, c’est une agrégation de courants politiques qui ont une cohérence idéologique en faveur des réformes et de la poursuite de la construction européenne. C’est clairement l’ADN de ce bloc. À côté de cette colonne vertébrale idéologique, il existe un adjuvant très puissant qui fait tenir ensemble ces électorats issus d’horizons différents, c’est la personnalité d’Emmanuel Macron. Toute la question est de savoir ce qui va advenir de ce bloc une fois que, par respect de la Constitution, Emmanuel Macron se retirera de la compétition à l’issue de son deuxième mandat. On n’est pas à l’abri de rivalités de personnes pour revendiquer l’héritage. On voit déjà se mettre en place la course de petits chevaux. Néanmoins, une force centripète joue en faveur de l’union de ce bloc : c’est le fait que ses électeurs soient très inquiets face à la perspective d’une victoire des extrêmes. Cela peut permettre de peut-être passer au-delà des querelles de personnes.
Il vous reste 64 % de l'article à lire.
Article réservé à nos abonnés.