Lundi 18 mars, à 16h30, le guide Michelin dévoilera son palmarès 2024. Un restaurant d’Auvergne-Rhône-Alpes a d'ores et déjà perdu sa 3e étoile au Michelin. Et pas celui auquel vous pensez
Après avoir perdu l’une de ses trois étoiles en 2020, le restaurant mythique de Collonges ambitionne de retrouver les faveurs du Guide Michelin en insufflant un vent de modernité dans l’assiette. Sans renoncer aux fondamentaux de la maison...
27 janvier 2020, le restaurant de Paul Bocuse, plus ancien triple étoilé du monde (1965), perdait une étoile. Le primat des gueules redevenait simple mortel passant de trois à deux étoiles. In memoriam. Le conclave du “Rouge”, réunion ultra secrète des “inspecteurs” Bibendum (Gadget, diront les mauvaises langues), en avait décidé ainsi. Non habemus papam. Urbi et orbi.
Du point de vue du géographe, rétorqueront les plus taquins, Lyon intramuros ne comptait en réalité plus de trois étoiles… depuis 1939, année d’ostracisme de La Mère Brazier au Michelin.
Mais Bocuse, c’est plus qu’une affaire de terre, c’est la géographie du cœur. Dans l’assiette, c’est la terre, l’expression la plus noble du terroir, le produit. On n’est pas dans la littérature mais dans l’hommage à la campagne française, et plus particulièrement lyonnaise. Une cuisine de géographie. Une cuisine de civilisation. Un conservatoire du souvenir. De l’émotion pure. Une expérience proustienne. Celle de la grande cuisine française saucière, cocardière et parfaitement codée. Bocuse, c’est l’assiette de la générosité, le mariage éternel à trois, beurre, crème et vin. Comment expliquait-il être toujours à la mode ? “Parce que c’est bon et que c’est simple. Et je crois qu’il y a encore une bande de gens qui y croient à cette cuisine, à ce qu’on fait ici, chez Bocuse.”
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“Le patrimoine se définit dans le mouvement”
L’autoproclamé “roi du pneu” en avait décidé ainsi. Sur l’échelle de Carême, la secousse gastronomique avait été ressentie de la côte ouest des États-Unis (où vit Jérôme Bocuse), au Japon (huit brasseries) en passant par la Norvège et la Suède (pourvoyeuses de moult Bocuse d’Or), l’Espagne et l’Italie (15 et 13 trois-étoiles). Richter pouvait se rhabiller, les sismologues retourner à leurs études.
2024. Bocuse fête son centenaire. “Jamais la maison n’a été aussi vivante et aussi belle !”, s’enthousiasme Vincent Le Roux, le directeur de L’Auberge et chef de famille de la troisième génération de Paul Bocuse (dans le rôle du gendre). La “maison”, cette sémantique familiale, réconfortante. C’est le patrimoine. Et pour reprendre l’historien et académicien Pascal Ory, “reste qu’un patrimoine, tous les notaires vous le confirmeront, ça se transmet […] et qu’un patrimoine ne se définit pas dans le statique mais dans le mouvement”. À croire qu’à Collonges, on a lu Ory de A à Z. Les têtes pensantes Bocuse ont phosphoré et architecturé “la tradition en mouvement”, le nouveau chapitre préparant les 100 prochaines années du restaurant. “La tradition en mouvement symbolise cette envie que nous avons tous de préserver l’héritage culturel dont nous sommes les heureux garants, mais aussi de le rendre éternel. Créer, bousculer, époustoufler, surprendre sont autant de valeurs qui font partie de cet héritage.”
Dépoussiérage
Dès 2017, le restaurant a été entièrement revisité, la cuisine a fait peau neuve, tout en gardant son ADN, l’âme de la maison. Les consignes données aux décorateurs – le couple Alain et Dominique Vavro, des fidèles de Paul Bocuse – étaient claires : changer sans rien changer. Leur mission ? Conserver l’esprit baroque du restaurant Bocuse en l’ancrant dans le mouvement, notamment à travers un éclairage peaufiné et un allègement des tonalités. Les étages ont été revus de fond en comble. “Un vent de modernité a soufflé, sans dénaturer l’esprit”, résume Vincent Le Roux.
Dans l’assiette, la “tradition en mouvement” s’est concrétisée par une petite évolution – sans le “r” de révolution. “Ce n’est pas gommer la cuisine que monsieur Paul a défendue, on apporte juste un angle un peu plus contemporain, en la dépoussiérant”, poursuit Gilles Reinhardt, le Meilleur Ouvrier de France aux manettes. Si certains plats n’ont pas changé – comme le rouget en écailles de pommes de terre, la poularde en vessie, la soupe aux truffes VGE ou le loup en croûte sauce Choron qu’on retrouve, la larme à l’œil (les deux derniers ne sont désormais disponibles qu’une partie de l’année, pour suivre la saisonnalité des produits) –, d’autres ont toutefois été revus comme les quenelles de sandre et homard sauce au champagne (bouleversantes), le homard entier Bellevue cuisiné en trois façons : queue de homard posée sur une macédoine, pince brute cuite et cannelloni au consommé de homard avec une purée de céleri au gingembre qui apporte une belle fraîcheur, le filet de sole Fernand Point qui n’a jamais été aussi primesautier, ou les coquilles Saint-Jacques poêlées, beurre blanc aux noix de Grenoble et caviar, merveilles de suavité. Toutes les sauces, proustiennes sont désormais servies à l’assiette, les amuse-bouche – pour lesquels un poste à part entière a été créé – avec des sauciers dédiés.
Retour de la tradition
“Jamais on n’a été aussi dans le vent”, ose Vincent Le Roux. Désormais ouvert cinq jours sur sept (au lieu de sept), avec 80 couverts par service au lieu de 120, “pour le confort des clients”, le restaurant accueille 33 000 amateurs bon an mal an. “On observe un retour aux valeurs, à la tradition, et la tradition, c’est l’auberge du XIXe siècle, la cuisine ouverte, le feu de cheminée, le contact, analyse Bernard Boutboul, référence française en matière de conseil aux entreprises de la restauration. C’est le spectacle en salle, l’expérience avec le personnel, ce sont les mini effets waouh dans la déco, les plats, etc.”. “Il est réel ce retour à la tradition, poursuit Luc Dubanchet, créateur d’Omnivore aujourd’hui directeur de la division Sirha Food chez GL Events. Le old school est devenu très hype, comme l’œuf mayonnaise, les poireaux vinaigrette ou la charcuterie, doudou de la cuisine contemporaine. Ça a désacralisé et ouvert les chakras de tout le monde. La tradition, ce n’est ni ringard, ni nationaliste, ni réac.” La maison Bocuse est assez syncrétique de tout ça.
Bocuse, c’est le gardien du temple qui a su évoluer, faire bouger les lignes en introduisant dans sa carte plus de contemporanéité.
Le 18 mars se tiendra la (encore) très attendue cérémonie du guide Michelin. Bocuse retrouvera-t-il ses trois étoiles ? L’année serait particulièrement symbolique. Gilles Reinhardt, qui a tout connu, n’a pas d’appréhension. “Le guide le dit lui-même aux cuisiniers : ‘Travaillez pour vous.’ C’est ce qu’on fait. Et jamais les clients n’ont été aussi heureux.”