Entretien avec Yann Calandras, psychologue : jeux vidéo, tabac, alcool, cannabis… mon adolescent est-il dépendant ?

Selon une enquête ESCAPAD menée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) (1), 15,6 % des jeunes de 17 ans fument quotidiennement, un tiers a connu une API (alcoolisation ponctuelle importante) au cours du mois, 30 % ont déjà testé le cannabis… C’est bien connu, l’adolescence est la période des expérimentations, d’autant qu’à cet âge, le cerveau n’a pas encore atteint sa pleine maturité. S’il est normal que le jeune se cherche, teste et s’oppose, il y a toujours un risque qu’une conduite addictive s’installe. Comment le parent peut-il agir préventivement ? Comment accompagner son enfant face à ses mises en danger ? Yann Calandras, psychologue chez Association Addictions France (2), explique.

Lyon Capitale : Alcool, tabac, cannabis, écrans… On parle souvent d’addiction sans savoir exactement ce que revêt ce terme. Qu’est-ce qui caractérise véritablement une addiction ?

Yann Calandras : C’est la perte de contrôle par rapport à un comportement ou à l’usage d’un produit qui est le signe fort d’une addiction. La personne devient dépendante, elle est dans l’incapacité de s’arrêter. Avec toutes sortes de répercussions sur sa vie sociale, ses liens familiaux, sa santé physique et psychique, ses études, son travail… L’addiction qu’un jeune développe dépend en partie de son contexte de vie et de ses besoins particuliers : stimulation, apaisement des angoisses, besoin de combler un ennui profond, fuite du réel… On dit qu’une addiction est une rencontre entre un individu, un produit et un environnement.

Quels types d’addictions retrouve-t-on le plus fréquemment chez les adolescents et les jeunes adultes ?

C’est le cannabis qui arrive en tête des addictions. Il y a aussi l’alcool, le tabac, de même que la cocaïne, qui prend de plus en plus d’ampleur chez les jeunes en quête de stimulation. Ils ont l’impression de pouvoir arrêter quand ils veulent, ce qui banalise cette substance. Pourtant, la prise de cocaïne entraîne une forte dépendance psychique et l’émergence de pensées permissives qui amènent à consommer toujours plus. Certains jeunes se tournent aussi vers des produits du type kétamine ou encore GHB, de puissants anesthésiants qui permettent d’échapper au réel. Avec tous les dangers que comporte la perte de contrôle et de conscience. Concernant les addictions comportementales, on retrouve bien évidemment les écrans, les jeux vidéo, de même que les jeux d’argent. Certains jeunes adultes dépensent toute leur épargne, puis l’intégralité de leur salaire dans les paris sportifs, se retrouvent à cumuler deux emplois pour s’en sortir financièrement…

On a vite fait de mettre une étiquette sur son adolescent et de décréter qu’il est dépendant à quelque chose. Comment faire la différence entre une véritable addiction et une passion débordante et/ou une consommation excessive ? Quels signes doivent alerter les parents ?

On va remarquer toutes les contraintes liées à l’addiction. Le jeune perd toute liberté de choisir : il ne peut pas différer sa consommation ou son comportement. Tout tourne autour de ça. Il y a un vrai débordement dans la vie du jeune, lié à l’accoutumance. Et s’il est contraint d’arrêter, il va ressentir les symptômes du manque. Ceux-ci varient selon les addictions. Le cannabis entraîne un manque psychologique, tandis que l’alcool entraîne davantage un manque physique. Généralement, le parent voit bien que son enfant n’est plus comme avant. Il peut y avoir une chute des résultats scolaires. Le jeune s’isole, s’éloigne de ses amis, délaisse les activités qu’il appréciait… Cet appauvrissement général est particulièrement vrai dans le cas d’une addiction aux jeux vidéo. L’ado peut y consacrer tout son temps, ne plus sortir de chez lui… Une addiction entraîne aussi une hausse des conflits familiaux, notamment quand le parent essaye de mettre du cadre, ce qui peut susciter de véritables crises.

Quels sont les facteurs favorisant l’installation d’une addiction ? La génétique joue-t-elle un rôle à ce niveau-là ?

Certains profils sont plus vulnérables face aux addictions. C’est le cas par exemple des enfants souffrant d’un TDAH, des hauts potentiels et ou encore des hypersensibles. Tout ce qui fragilise augmente le risque de tomber dans une addiction : l’anxiété, l’angoisse, la dépression, le fait d’avoir subi des traumatismes, des violences, d’avoir souffert de carences affectives ou d’être victime de harcèlement scolaire… Les causes génétiques sont encore à l’étude. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il peut y avoir une transmission des conduites au sein d’une même famille. Un jeune sera plus enclin à se réfugier dans l’alcool s’il voit son parent se servir à boire chaque soir pour oublier le stress de sa journée. C’est la psychogénétique.

Le parent peut-il agir de manière préventive pour limiter le risque que son adolescent développe une addiction ?

Le parent doit aider son enfant à développer une bonne estime de lui, à exprimer ses émotions, ses besoins et surtout ses limites. Il faut que l’enfant apprenne à s’autonomiser, tout en prenant soin de lui. Le parent doit être capable de poser un cadre, mais aussi d’accepter que son enfant fasse ses expériences. C’est inévitable et même souhaitable, du moment que l’enfant ne cherche pas à se mettre en danger. Il faut essayer de ne pas tomber dans l’hyper contrôle, sinon le jeune risque soit d’être totalement inhibé, soit de se mettre en rupture avec ses parents. Il ne faut pas hésiter à échanger avec son ado, faire de la prévention, lui parler des conséquences de chaque prise de risque : coma éthylique si l’on boit trop, de fausse route si l’on vomit, bad trip lié à l’utilisation du cannabis, avec de possibles dépressions, crises d’angoisse et accès de paranoïa. Avec un risque ultime de développer, à terme, une maladie psychiatrique... C’est bien d’alimenter l’esprit critique de son enfant, cela lui permettra de prendre du recul par rapport à toutes les incitations qu’il pourrait rencontrer, notamment au travers des écrans.

Beaucoup de parents déplorent l’utilisation abusive que font leur adolescent des écrans et notamment des jeux vidéo, même s’il ne s’agit pas forcément d’une addiction. Que leur conseillez-vous ?

Concernant les écrans, il faut éduquer son enfant dès le plus jeune âge. On peut s’appuyer sur les repères “3-6-9-12” instaurés par Serge Tisseron (3) qui permettent d’accorder des autorisations progressives et de préparer le terrain pour l’adolescence. Ensuite, il faut se préserver des temps déconnectés en famille, comme le repas du soir, durant lequel les écrans doivent laisser place aux échanges. Les parents doivent proposer des activités à leurs ados, leur montrer que l’on peut se faire plaisir ensemble et s’amuser autrement. Certains jeunes se réfugient dans les écrans parce qu’ils s’ennuient ! Les parents ne doivent pas hésiter à poser des règles sur le papier, et instaurer, avec leur ado, un contrat familial d’utilisation des écrans. On peut aussi leur parler de l’émergence du neuromarketing, qui fait en sorte que les contenus numériques répondent aux demandes de récompenses de l’utilisateur. Autrement dit, que tout est fait pour que l’on reste le plus longtemps possible sur les réseaux sociaux et les jeux vidéo.

Que faire si le parent constate une addiction chez son enfant ? Comment peut-il l’accompagner ?

Il faut essayer de revenir à un cadre pour canaliser son ado, avec d’éventuelles sanctions si les règles ne sont pas respectées. Ce qui forcément est plus compliqué lorsque le jeune est majeur. Dans tous les cas, il faut absolument maintenir le dialogue. Même si le parent a l’impression que cela ne sert à rien, il sème de petites graines qui finiront par germer. Idéalement, on incite son enfant à consulter. Le parent peut lui faire part de son inquiétude, lui rappeler qu’il l’aime et qu’il a peur que ce qu’il fait le rende malheureux, sans le juger, ni lui faire la morale. Et lui proposer d’essayer au moins une consultation. Il ne s’agit en aucun cas de le stigmatiser, mais bien de lui donner l’occasion d’une rencontre qui pourra l’aider. Il faut éviter de rentrer dans une codépendance qui se tisse parfois entre le parent et le jeune addict. Le parent – bien souvent la mère – rentre alors dans une hyper inquiétude, jusqu’à s’en oublier lui-même. C’est contreproductif et ne fait qu’augmenter la culpabilité du jeune.

  1. Enquête menée en 2022 auprès de 23 701 jeunes de 17,4 ans en moyenne.
  2. Fondée en 1872, l’Association Addictions France (dont un centre est situé dans le 2e arrondissement de Lyon) intervient sur les consommations excessives et les conduites addictives. Elle accompagne les jeunes et leur famille et leur propose des consultations anonymes et gratuites avec des intervenants spécialisés.
  3. Psychiatre, docteur en psychologie et auteur du livre 3-6-9-12. Apprivoiser les écrans et grandir, Serge Tisseron a instauré les repères “3-6-9-12” : pas d’écran avant 3 ans, pas de console de jeux personnelle avant 6 ans, navigation sur Internet à partir de 9 ans avec accompagnement et Internet seul à partir de 12 ans, avec prudence.
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