Musique canon par excellence, comme théorisée par la philosophe musicienne Agnès Gayraud, la pop est pourtant sans cesse prise d’assaut par les artisans de la reprise en série, de la version alternative compulsive et de la réinterprétation forcenée. Auscultation d’un phénomène devenu banal mais souvent jouissif, à l’exemple de Nouvelle Vague et Steve ‘N’ Seagulls, en concert à Lyon ce mois-ci.
Il y a 6 ans, la Lyonnaise d’adoption Agnès Gayraud, philosophe également connue comme musicienne sous l’alias La Féline, publiait un très cossu ouvrage de musico-popologie baptisé Dialectique de la pop. Elle s’y confrontait, avec un certain décalage horaire, à Theodor Adorno, philosophe, sociologue et musicologue, manitou de l’École de Francfort, connu pour sa détestation de la musique populaire légère pour en démontrer, elle, la profondeur. Adorno grand contempteur du jazz, notamment, était particulièrement hostile aux nouvelles formes esthétiques résultant de l’émergence – à son époque – de la culture de masse : standardisation, engouement “moutonnier” du public, commercialisation de l’art, diffusion des musiques populaires à la radio et reproductibilité des œuvres d’art (concept de Walter Benjamin) étaient pour lui les instruments d’une emprise idéologique et d’une infantilisation du public.
Bien entendu, Adorno et consorts avaient bien des raisons de penser ainsi, et sans doute pas tout à fait tort. Mais ils étaient loin d’avoir tout à fait raison quant à la légèreté supposée de l’art populaire, sans doute parce qu’ils n’entendaient pas grand-chose à cette nouveauté. Quelques décennies plus tard, Agnès Gayraud prit le parti de proposer une autre approche de la musique pop, avec, il est vrai, quelques décennies de recul salvateur. Grande spécialiste d’Adorno, elle fait ainsi de cet “ennemi objectif” de la pop son “allié subjectif”, retournant sa thèse comme on fait passer, au judo, son adversaire par-dessus l’épaule, en utilisant ses arguments.
Canon pop
Pour Agnès Gayraud, la pop n’est pas un genre musical, mais un art spécifique reposant sur une forme générique, où le technologique est ontologique : là où les musiques savantes chères à Adorno reposent sur l’écriture de partitions, et la tradition folklorique sur une transmission orale, la musique populaire existe par l’enregistrement qui rend canonique une chanson des Beatles ou de Bob Dylan quand le génie de Mozart ne peut être gravé. C’est donc l’enregistrement qui fait l’œuvre et transcende les genres (rock, blues, folk, hip-hop, country…). Il n’existe ainsi qu’une véritable version, une version authentique, canon, de Yellow Submarine et de Like a Rolling Stone, celles qui sont gravées à jamais sur Revolver et Highway 61 Revisited. Toutes les autres qui pourraient en exister (live, démo, remix, reprises…) n’en seraient que des avatars, des moutures alternatives. Une réalité qui implique aussi une “incarnation individuelle et particulière”, la subjectivité exacerbée des artistes. Mais aussi un “idéal esthétique qui scelle la réconciliation utopique entre une expression artistique – une exigence – et son évidence”, sa richesse de significations cachées et son immédiateté. En d’autres termes : une “utopie de la popularité”.
On pourrait donc s’étonner, au regard du canon de l’œuvre pop, de l’enthousiasme qu’engendre l’exercice de la reprise (ou cover, comme il est dit en anglais), issu lui de la tradition folklorique. Et sans doute y voir un paradoxe. De l’auto-reprise (remix ou remastering) de tel artiste sur tel best-of, au phénomène des tribute band qui font fureur sur toutes les scènes du monde, la reprise d’anciens tubes pour des albums ou des concerts spéciaux est devenue une vraie manne de la musique populaire, un plaisir aussi, allègrement bercé par une période qui se blottit dans les bras de la nostalgie immédiate décrite aussi bien par Douglas Coupland dans son Génération X que par Simon Reynolds dans Retromania. Un plaisir différent, donnant à l’œuvre ce goût familier qui cultive aussi une certaine différence. Comme la version revisitée ou déstructurée d’une recette célèbre peut-être à la mode en cuisine, la décanonisation de l’œuvre pop semble au fil des décennies devenue un véritable argument de vente en même temps qu’un défi artistique (dans l’ordre qu’on veut). Reprises en masse de grands tubes, remakes cinématographiques ou même réécriture de classiques littéraires (Orgueil et Préjugés et Zombies, d’après Jane Austen, fit un carton !), tout y passe.
Groupes sans œuvre ?
En musique, discipline où l’exercice est le plus répandu, le défi artistique doublé de l’argument de vente ultime atteint son pinacle, en mode : vous adorez ce tube que j’ai composé il y a 20 ans, en voici une version acoustique/électronique/symphonique/duale/metal/etc. pour en profiter mieux et plus. Ainsi, l’on ressort tel album ou tel chapelet de hits, en duo ou en version avec orchestre, comme le font ces dernières semaines Dionysos (versions alternatives en duo des grands titres de leurs 25 ans d’existence) et Dominique A (un album rétrospectif et symphonique), le tout bien sûr décliné en version live pour une expérience en concert elle aussi inédite (les deux à Lyon en novembre). Par le passé, on enregistrait éventuellement un concert exceptionnel (souvent unique) avec un orchestre. Aujourd’hui, on enregistre le disque en studio, on recanonise autrement ses chansons, et on vient décliner la chose sur scène. Évidemment, on peut crier à la paresse mais on peut aussi trouver l’exercice passionnant, ce qui est souvent le cas, au minimum, des fans.
Mieux, il est des groupes qui font une carrière entière sur la décanonisation/déconstruction d’œuvres appartenant à d’autres, sans la moindre proposition (de composition) originale. On sait qu’à leurs débuts, Beatles/Stones, par exemple, ont écumé les reprises de tubes blues jusqu’à plus soif. Mais c’était avant de se dire qu’après tout, ils pouvaient écrire eux-mêmes des chefs-d’œuvre. Mais les groupes dont il est question ici n’en ont pas l’intention, ils sont tout entiers dédiés à l’art de la reprise, c’est même leur raison d’être et leur parti pris esthétique, leur geste artistique plein et entier. Car il y a en général derrière ces projets une autre forme de canonisation, celle de passer les grands tubes dans un filtre qui est, lui-même, le canon ou mètre étalon.
Instruments du changement
Il en va donc ainsi de la formation française à géométrie variable Nouvelle Vague qui, comme son nom l’indique, exfiltre du genre new-wave quantité de tubes entrés au patrimoine, au moyen d’une transfiguration d’abord bossa-nova (qui signifie “nouvelle vague” en portugais) puis pop, easy-listening, folk. Le projet est né dans l’esprit de Marc Collin et Olivier Libaux, il y a 20 ans et continue de produire des albums pas très éloignés d’une forme premium de musique d’ascenseur, toujours portés par des chanteuses-interprètes de grand talent, comme saisies en plein championnat du monde de nonchalance veloutée. Les re-tubes sont nombreux Love Will Tear Us Apart (Joy Division, en version Ipanema plage), Making Plans for Nigel (XTC, en berceuse de boudoir), Blue Monday (New Order, en mode amish). Les versions sont bien évidemment radicalement différentes des originales (l’original de God Save The Queen des Sex Pistols, dont toute la sève réside dans l’interprétation démoniaque de Johnny Rotten, n’a rien à voir avec la comptine qu’en livre Nouvelle Vague avec Mélanie Pain). On pourrait même parler de réécriture si l’on considère que le studio d’enregistrement – ici de ré-enregistrement – est un instrument à part entière.
Les instruments sont également pour beaucoup dans la translation en forme de glissade opérée par un autre groupe qui se produira à Lyon ce mois-ci, les Finlandais de Steve ‘N’ Seagulls, dont le nom même annonce un détournement de grande ampleur. Eux usent d’instruments et de manières country. Country au sens musical (banjo, mandoline, violon, contrebasse, accordéon) mais aussi “campagnard” puisqu’ils prétendent haut et fort pratiquer une musique de ploucs. Mais pas n’importe laquelle. Leurs proies à eux sont associées, comme pour Nouvelle Vague, à un genre en particulier (même si là aussi particulièrement large) : le hard rock. Et ses grands tubes donc. Farfelu ? Complètement idiot ? À première vue oui. Sauf qu’en détournant un peu la cible, le groupe pratique la country comme elle a toujours été pratiquée, en visitant et revisitant les chansons des autres, les traditionals, les chansons populaires qui n’appartiennent à personne. Et qu’est-ce qu’un tube si ce n’est une chanson qui appartient à tout le monde et donc à personne ? Qu’il soit signé Metallica ou Guns N’ Roses n’a aucune importance. Passé un temps et un cap de popularité, les chansons ont leur vie propre et Steve ‘N’ Seagulls joue les Dr Frankenstein avec des évidences sonores comme Master of Puppets (Metallica), Still Loving You (Scorpions), November Rain (Guns N’ Roses, reprise belle à pleurer au fond d’une étable) ou Self Esteem (The Offspring, qui initie le punk à la coupure de courant). Qui plus est, la chose est un carton (leur clip de Thunderstruck (AC/DC) a été vu près de 200 millions de fois). Les fans, les leurs, ceux des groupes “pillés” s’arrachent leurs disques et les places pour leurs concerts. Comblant par là des chemins détournés, “l’utopie de la popularité” dont parle Agnès Gayraud, cet ultime “graal esthétique” pop.
Nouvelle Vague – Le dimanche 17 novembre au Transbordeur
Steve ‘N’ Seagulls – Le samedi 30 novembre à La Rayonne