Décédé le 7 janvier à 96 ans, Jean-Marie Le Pen restait 2020 le dernier homme politique de la IVe République encore vivant.Jean-Yves Camus, co-directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, livre son point de vue sur le bilan politique de celui qui aura fait renaître l’extrême droite de ses cendres.
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Jean-Yves Camus est l’un des plus grands spécialistes de l’extrême droite. Il dirige l’Observatoire des radicalités politiques de la fondation Jean-Jaurès et est l’auteur de nombreux ouvrages sur le FN dont Les Droites extrêmes en Europe (avec Nicolas Lebourg, aux éditions du Seuil, en 2015).
Lyon Capitale : Que représente Jean-Marie Le Pen dans l’histoire politique française récente ? En quoi laissera-t-il une trace durable ?
Jean-Yves Camus : Au moment où il est décédé, Jean-Marie Le Pen était le seul parlementaire vivant à avoir détenu un mandat sous la IVe République. C’est un homme né en 1928, dans les valeurs de la IIIe République, engagé en politique sous la IVe au sein du poujadisme (il fut élu député en 1956) et qui connut son apothéose sous la Ve en forgeant à partir de très peu la troisième force partisane française : le Front national. La première marque qu’il laissera est donc celui d’un homme qui a traversé le temps politique avec une longévité exceptionnelle.
La deuxième trace qu’il laissera est d’avoir réussi à réanimer une famille politique, la droite nationaliste, dont la droite conservatrice et libérale ainsi que les gauches pensaient qu’elle était condamnée après la Deuxième Guerre mondiale. Il a réussi à rassembler la droite populiste plébiscitaire et à en faire une force insérée dans le jeu démocratique, alors même qu’en son sein, du moins dans les années 70 et 80, nombre de ses cadres étaient assez peu démocrates de conviction. Il a su faire sortir l’extrême droite de la marginalité électorale dans laquelle l’avaient successivement enfermée l’épuration et l’échec des partisans de l’Algérie française. Il est celui qui a rassemblé, sous un même toit, des composantes disséminées allant des déçus du gaullisme s’estimant trahis sur l’Algérie française aux plus radicaux de l’extrême droite, comme François Duprat, un néofasciste niant le génocide nazi. La force de Le Pen fut de se poser en point d’équilibre entre anciens collaborateurs ayant rejoint le FN (dans la Loire, l’ancien milicien Georges Rouchouze) et anciens résistants qui y militèrent – des compagnons de la Libération, une Juste parmi les nations, etc. –, de même qu’il rendit possible la coexistence entre catholiques traditionalistes et néo-païens de tendance “völkisch” (Terre et Peuple, fondé dans le Rhône en 1995), entre transfuges de la droite traditionnelle et néo-nazis de la Fédération d’action nationale européenne (Fane), dont deux candidats du FN dans le Rhône étaient très proches. Sans parler des nationalistes-révolutionnaires (Lyon fourmille dans les années 70 de groupes de cette sensibilité, comme France sociale et Peuple et Nation) et des conservateurs, des anciens gaullistes et des anciens conjurés de l’OAS. Cet attelage, qui aurait dû être brinquebalant, tint tant bien que mal la route parce que Le Pen jouait savamment des uns contre les autres, qu’il les rassemblait sur un programme minimum de nationalisme, d’opposition à l’immigration, de populisme anti-élitaire et de captation habile de tous les mécontentements catégoriels. Le Pen a transformé ce qui restait d’un groupuscule aussi marginal qu’éparpillé en une véritable machine.
“Le Pen réussit à réanimer une famille politique, la droite nationaliste, dont la droite conservatrice et libérale ainsi que les gauches pensaient qu’elle était condamnée après la Deuxième Guerre mondiale”
Dans quel moment particulier de la mémoire nationale se trouve la France quand Jean-Marie Le Pen accepte de prendre la présidence du FN ?
Petit rectificatif : c’est le groupe activiste Ordre nouveau – le principal mouvement néofasciste français, mélange détonant entre idées fondamentalement droitières et phraséologie révolutionnaire, attitude anti-bourgeoise et rôle d’acteurs à la fois conscients et manipulés de la contre-subversion étatique dans la période de l’après-Mai 68 – qui a fondé le FN. Jean-Marie Le Pen a été appelé par ON pour être un président de façade, mais il a rapidement pris le dessus sur ceux qui voulaient le manipuler. À l’automne 1972, les militants d’Ordre nouveau ont décidé d’élargir leur assise en regroupant d’autres composantes groupusculaires de l’extrême droite pour, d’une part, peser, et d’autre part, pour pouvoir continuer à exister après une dissolution qu’ils pressentaient, tant leur violence la rendait inéluctable. Au final, Le Pen a pris les rênes en profitant de la dissolution d’ON en 1973, dont nombre de meneurs fondèrent en 1974 un Parti des forces nouvelles (PFN), qui fut brièvement la seule concurrence du FN naissant, avant que ses cadres rejoignent qui le Centre national des indépendants et paysans (CNIP), qui le RPR, qui le Parti républicain. Quitte à revenir plus tard au FN-RN, où certains sont toujours.
Pour revenir à la question de la mémoire nationale, Jean-Marie Le Pen a très bien compris ce moment particulier dans lequel se trouvait la France : le gaullisme était de fait liquidé depuis la mort du général de Gaulle (1970). Les questionnements se multipliaient sur les sentiments réels des Français vis-à-vis de Vichy, sur les motivations de ceux qui avaient collaboré et sur leur trajectoire d’après-guerre, avec des historiens étrangers qui nous le révèlent comme Eugen Weber sur L’Action française, Paxton et Marrus avec Vichy et les Juifs, Zeev Sternhell sur La Droite révolutionnaire et Bernard-Henri Lévy qui envoie un pavé dans la mare avec L’Idéologie française.
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