Reportage.
La semaine dernière, à la fin de notre enquête sur la pollution du Rhône aux PCB, nous avions inséré un appel à témoins. Nous recherchions le témoignage de personnes qui auraient régulièrement, et depuis plusieurs années, consommé du poisson pêché dans le Rhône. Cette démarche était destinée à établir si la pollution du fleuve avait des conséquences sur la santé humaine.
Cette personne, nous l'avons trouvé. C'est Henry Vernay, un pêcheur habitant Sablons, à 60 kilomètres au sud de Lyon. Quelques jours après la sortie de Lyon Capitale, il a contacté la rédaction du journal pour témoigner (lire "J'ai mangé des centaines de kilos de poissons du Rhône").
Notre première rencontre sur place, et les propos inquiétants que tenaient Henri Vernay, atteint d'un cancer de la prostate, nous ont persuadé de retourner dans cette petite commune de 2 000 âmes. Conscient de la difficulté de vérifier un tel témoignage, qui ne peut réellement être validé que par une enquête épidémiologique, nous décidons néanmoins de nous y rendre à trois journalistes. Avec en tête, toute la difficulté de demander des informations sur la santé des personnes que nous allions rencontrer. Un peu impudique, trop intime. Et pourtant...
Le résultat de notre enquête nous a fait frémir. Nous vous livrons la chronologie d'une matinée un peu irréelle.
Les trois premières personnes croisées... ont un cancer
Un vieux monsieur dans son jardin de la rue du Dauphiné peste lorsque nous déclinons notre identité de journaliste : "Vous me faites rire à me parler de pollution, ça fait 20 ans qu'on en parle ici et que personne ne bouge ! Vous débarquez un peu tard !". Puis finalement se confie. "Je suis atteint d'une maladie du sang depuis plusieurs années. Et du poisson du Rhône, j'en ai mangé toute ma vie. Vous savez, ici, tout le monde sait que qu'il y a beaucoup de cancers". Et monsieur Eyraud de nous citer 3 décès depuis le début de l'année, dont le cas de deux "jeunes" de 38 et 42 ans.
Une maison un peu plus loin, une femme nous accueille souriante : "Mon père a un cancer, justement... Entrez, il est là, et il a beaucoup à dire". Dans sa cuisine, l'homme décline son identité : Jean-Claude Nivon, 72 ans. "Dans le coin, il y a bien des gens qui ont un cancer. Depuis une quinzaine d'années, il y en a de plus en plus. Toutes les maisons ont eu au moins quelqu'un qui a eu un cancer. Et des jeunes, pas 60 ans..." lâche-t-il, avant de se confier : "Moi, j'ai travaillé dans la chimie toute ma vie, à Rhône-Poulenc, c'est sûr que j'en ai manipulé des produits..." Son cancer du rein, "incurable on m'a dit", n'a pas été reconnu comme une maladie professionnelle. "On en parle, mais on a l'impression qu'on n'y peut rien. Ça fait des emplois, des taxes, à toutes les communes du coin. Les maires se lèvent le matin en se demandant comment ils vont dépenser tout l'argent de la taxe professionnelle. Dans le coin, on a des stades... on pourrait y faire les JO !" dit-il, blasé.
Quelques rues plus loin, à nos questions un peu hésitantes, monsieur Fayard répond sans détour : "Voyez autour de ma maison... Mes quatre voisins directs ont été touchés par un cancer. Madame M. est morte cette année". Dans son regard, beaucoup de résignation. "Nous sommes au milieu d'un couloir qui amène toutes les fumées d'usine lorsque le vent se lève. Tout se concentre ici". Avant de nous quitter, il se retourne et nous lance, les yeux embués : "vous savez, moi aussi je suis atteint de cette maladie". Notre estomac se noue, un haut le cœur ajoute au malaise. Malaise qui s'accentue avec la rencontre suivante.
Une rue où presque toutes les familles sont touchées
"Allez voir rue Monnet. C'est pas loin. Il y a quinze maisons et dans toutes, au moins une personne est touchée par le cancer !". Le couple qui répond nous indique l'endroit. Nous nous y rendons tous les trois, confrontant nos témoignages, tous aussi troublants les uns que les autres.
La rue est déserte. Lorsque nous sonnons aux maisons, personne ne répond. Quelques visages se découvrent, furtivement, derrière les rideaux des fenêtres.
Le rare habitant que nous rencontrons est d'abord sceptique : " vous savez, le cancer, il y en a partout en France. Et puis il ne faudrait pas que les gens s'affolent". Mais quand on l'interroge sur les cas de cancers dans sa rue, il devient plus perplexe : "dans mon voisinage immédiat ? Un, deux... euh...trois, quatre...cinq... Dont ma belle-sœur qui en est morte l'année dernière... C'est vrai qu'il y en beaucoup tout autour de moi !...". Un voisin rejoint la conversation : "poissons, nuages toxiques... on est gâté ici" ironise t-il. Et de dénoncer pêle-mêle : "des camions "schleus" et suisses qui viennent déposer la nuit des déchets toxiques", "des incendies dans les usines de retraitement chimiques", "les femmes enceintes dans les usines à risque à qui on autoriserait un congé maternité dès les premières semaines... pour éviter le pire pour les bébés", "un docteur engueulé par l'Ordre des médecins pour avoir remonté des statistiques affolantes et qui finalement a quitté la région", "des gonzes (ndlr : hommes) de Sablons qui tombent comme des mouches de cancers".
À deux pas, Fabienne, une jeune mère de famille ajoute : "Je ne sais pas s'il y en a plus qu'ailleurs. Mais quand on vous dit qu'untel est mort, c'est toujours d'un cancer. Et des jeunes, la quarantaine, qui ont des cancers de la tête, du sein... Moi je suis fatiguée de la glande thyroïde, je sais bien que c'est ce qu'il y a dans l'air..."
Lors de notre visite, tous les habitants confirment "le sentiment général qu'il y a un problème ici".
Que font les autorités sanitaires ?
Ces histoires sont-elles toutes vraies ? Ces cas de cancers ont-ils été grossis, alimentés par la rumeur ? Notre expérience, dénuée de démarche scientifique nous a néanmoins amené à nous interroger. Même avec l'impossibilité technique de vérifier, nous avons décidé de relater à nos lecteurs ces rencontres si troublantes.
A eux de se faire une idée. Comme nous, aujourd'hui, avons notre intime conviction. C'est ainsi que nous interpellons les autorités sanitaires pour faire la lumière sur la réalité. Celle du quotidien des habitants d'une ville et d'une région qui meurent du cancer.
Mathieu Thai, Guillaume Lamy et Raphaël Ruffier-Fossoul
Toute l'enquête sur Sablons :
Lire l'interview d'Henri Vernay, pêcheur à Sablons
Lire notre article : Pollution du Rhône, les hommes contaminés par les PCB ?
Lire notre article : La pollution du Rhône s'étendrait jusqu'à la mer
Lire notre article : Le Rhône souillé sur plus de 100 kilomètres
Lire notre édito : Devoir d'Alerte, sur les cancers de Sablons
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