Mai 68, Philippe Faure : "J'en suis sorti avec une grande tristesse"

En mai 68, j'avais 17 ans, j'avais quitté l'école et c'était les derniers mois de ma mère qui souffrait depuis plusieurs années d'un cancer. J'étais parti vivre en communauté à Caluire, montée des Forts, au-dessus de l'Ile Barbe. On était une douzaine, ça mélangeait des ouvriers - cheminots, électro-mécanicien -, des glandeurs, des intellos, que des gens là un peu par hasard. Il y avait un étudiant en histoire ; pour moi, c'était le gourou, il théorisait un peu, il nous donnait de l'énergie. Il y avait très peu de filles (...) pas de drogue, pas d'alcool. Peu de sexe : les nanas, elles étaient toutes pour le gourou ! J'ai vécu mai 68 à l'intérieur de cette communauté, de manière intime ; on avait peu de contacts avec l'extérieur. On faisait parfois des incursions dans les manifs aux Cordeliers mais notre révolution, on la faisait chez nous. Je crois ce n'était possible que parce que c'était mai 68 autour : presque de manière inconsciente, on mettait en pratique les slogans de mai 68, du style "inventez votre propre vie". Il y avait plein de gens qui passaient ; il y avait une liberté de circulation incroyable ; on ne disait pas ce qu'on faisait dans la vie ; aucun endroit n'était réservé ; il y avait une formidable chaleur humaine. Il y avait plein d'autres communautés à Lyon et on se rencontrait souvent. On parlait des nuits entières, on écoutait de la musique anglaise, on me passait des livres... J'ai passé un an dans cette communauté puis je suis parti pour faire du théâtre. Mais finalement, je suis sorti de mai 68 avec une grande tristesse, le sentiment que collectivement, c'est très difficile de mettre des rêves en pratique. Il y a ceux qui créent le rêve et ceux, toujours les mêmes, qui achètent à bouffer pour ceux qui créent le rêve. Il y a ceux qui ont pris ça pour un simple espace de liberté et ceux qui y ont cru vraiment. On a tous rêvé un utopie égalitaire mais les plus forts, les plus malins, ont confisqué le pouvoir et les autres sont restés sur le carreau. Les révolutions, c'est fait pour les plus forts, jamais pour les plus faibles. Le mec qui se tapait toutes les nanas et s'est fait refaire sa maison à l'œil par les membres de la communauté, c'est celui qui s'en est le mieux sorti. Les autres, ceux qui faisaient tourner la communauté, ne se sont pas bien remis de leurs rêves ; ils se sont donné à une cause qui ne les a pas récompensés ; ils se sont fait baiser. J'en revois parfois, à la Croix-Rousse, qui ont participé à des communautés à ce moment-là. Certains sont devenus des pauvres types, avec un sentiment de trahison. Ils croyaient vraiment que le monde allait changer alors que les plus modestes sont encore plus modestes et les plus malins ont su rebondir. Avec le recul, c'était une expérience très triste."

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