Pourtant, le lyonnais Eric-Emmanuel Schmitt n'avait encore jamais vu une de ses pièces présentées sur une grande scène lyonnaise. Alors qu'Oscar et la Dame Rose s'installe au théâtre Tête d'Or, rencontre avec l'écrivain lyonnais le plus demandé du show-biz
Lyon Capitale : Une de vos pièces, Oscar et la Dame Rose, est enfin jouée sur une grande scène de votre ville natale : quel effet cela vous fait-il ?
Eric-Emmanuel Schmitt : C'est quand même hallucinant, mes pièces sont jouées partout dans le monde mais ne l'ont encore jamais été dans ma ville natale, la ville où j'ai découvert le théâtre, où j'ai nourri mon envie de théâtre de 1960 à 1980 ! Ça me fait plaisir de voir une de mes pièces à Lyon ! En plus, c'est un beau spectacle, interprété par la plus grande actrice de théâtre de Belgique ; ici (E.-E. Schmitt vit en Belgique, ndlr), Jacqueline Bir est une sorte de monstre sacré, de monument national !
Quelles ont été vos premières émotions théâtrales lyonnaises ?
La toute première fois, c'était aux Célestins où Jean Marais jouait Cyrano de Bergerac. C'est une première émotion de théâtre assez décisive si j'en crois mes parents, puisque quand je suis sorti du théâtre j'ai dit : "je vais faire ça, je veux être le monsieur qui fait pleurer tout le monde". Ma mère m'a dit : "tu veux être acteur comme Jean Marais ?" et j'ai regardé l'affiche et dit "non, Jean Rostand !"
Plus tard, j'ai fréquenté assidûment la formidable vie théâtrale lyonnaise des années 70 : Planchon au théâtre du Huitième, etc.
Plusieurs fois mes textes ont failli être joués à Lyon : Bruno Böeglin voulait monter Golden Joe et ça ne s'est pas fait. Alain Delon devait jouer Les variations énigmatiques aux Célestins et ça ne s'est pas fait... Plein de rendez-vous manqués se sont accumulés. Je n'y aurais pas fait attention si ce n'était pas Lyon, ma ville natale, où vit encore toute ma famille.
Vous avez écrit un très joli texte sur Lyon, "Guignol au pied des Alpes" (éditions National Géographic), dans lequel vous écrivez : "ma ville est un autoportrait". En quoi Lyon vous a-t-elle façonné ?
J'ai un certain nombre de qualités et de défauts qui peuvent être complètement lyonnais. Une qualité par exemple : être de plain-pied avec l'histoire. Je faisais mes études au lycée Saint-Just, à côté du théâtre romain ; après l'école, je descendais dans le Vieux-Lyon : j'étais dans la Renaissance mais je voyais la Part-Dieu qui était furieusement bétonnée, moderne. Lyon est à la fois complètement dans son époque et garde visible les traces des autres époques. Je pense que Lyon produit des gens qui ont un rapport très naturel avec le passé et l'histoire. C'est mon cas, puisque j'ai écrit tout à fait naturellement L'Evangile selon Pilate qui se passe il y a 2000 ans ou La part de l'autre sur Hitler. Cela vient sans doute du fait d'avoir poussé dans une ville qui portait plusieurs couches historiques en elle-même.
Pour les défauts, souvent on me reproche une sérénité, un équilibre apparents, une pudeur qui ne laisse pas de faille, pas d'entrée, un aspect lisse. C'est quelque chose que me reproche la presse par exemple, qui aime bien les gens border-line ou qui font spectacle d'un certain déséquilibre ou d'une certaine impudeur. Mais moi, j'ai toujours refusé de jouer ce rôle-là et ça, c'est très lyonnais !
Le Lyonnais connaît tous les désarrois intérieurs, tous les excès, mais en apparence il est toujours sénateur.
On a le sentiment que le succès public vous a rendu un peu suspect en France...
Oui, la revue Jean Vilar avait même titré une rencontre avec moi "la malédiction du succès" !
En France, le succès rend systématiquement suspect aux yeux de certains. C'est une maladie française qui a des siècles et durera des siècles, c'est vraiment une des plaies de la vie culturelle française. Quand j'ai été découvert, j'avais du génie, maintenant, j'ai juste du succès.
La pièce présentée à Lyon, Oscar et la dame rose, est un "tube" joué partout dans le monde (actuellement au Chili, Portugal, Tchéquie, Allemagne, etc.). Qu'est-ce qui fait selon vous son succès ?
Elle permet aux gens de parler d'un succès tabou qui est la maladie d'un enfant. Je pense que la pièce parle avec délicatesse, humour, imagination et fantaisie d'un sujet grave : la vie qui s'exténue, la nécessité de vivre jusqu'au bout et d'accompagner l'autre. Tout le monde se sent concerné par ce sujet grave et le traitement drôle, décapant et profond sans en avoir l'air a fait son succès.
Le sujet est pourtant très "casse-gueule", et peut basculer à tout moment dans la sensiblerie !
Je crois que j'ai passé ma vie à écrire sur des sujets casse-gueule : Jésus, Hitler, la mort d'un enfant, le coma... Mais tout est dans le traitement et ce qu'on a à dire. Ceci dit, je décris plutôt le sujet d'Oscar comme l'amitié extraordinaire d'un enfant malade et d'une vieille dame fantaisiste qui vient passer du temps avec les enfants. C'est d'abord cette histoire d'amitié, d'amour. Mais en même temps, le traitement est radical, sans concession : on va vers la mort de l'enfant et on l'assume.
Ce texte, je l'ai écrit pour des raisons intimes, profondes. Mais j'aurais parfaitement compris qu'il n'ait aucun succès, ç'aurait été le texte dont secrètement j'aurais été le plus fier. Et ça a été le contraire !
Récemment, un journaliste du Figaro, qualifiait vos livres, comme ceux d'Alexandre Jardin et d'Anna Gavalda, de "littérature de confort", que pensez-vous de ce terme ?
Les étiquettes sont toujours dangereuses. Mais effectivement, les gens me disent "vos livres me font du bien". Au début ça me choquait, j'aurais préféré qu'ils me disent "vos livres sont bien" ! Un jour, une lectrice m'a carrément dit : "moi, dès que ça ne va pas, je me schmitte et je schmitte aussi toutes mes copines qui ont le blues !" en faisant le geste de se piquer une seringue dans le bras. Ce médicament, c'est l'optimisme, l'envie de vivre, le désir de vivre jusqu'au bout quoi qu'il arrive. Alors forcément, les gens prêtent l'oreille à ça. Je crois que, dans le cas d'Anna Gavalda comme de moi-même, c'est parfaitement sincère : c'est notre conception de la vie.
Vous n'êtes pas du côté des cyniques ou des nihilistes...
Je lutte contre, par tempérament, mais aussi intellectuellement. L'optimisme est un combat tout à fait intéressant à mener. Pour moi, le pessimiste consent au mal et à l'absurdité tandis que l'optimiste retrousse ses manches et dit "qu'est-ce que je peux faire ?" L'optimisme, c'est l'intelligence dotée du courage tandis que souvent, le pessimisme c'est l'intelligence dotée de la démission. Je pense que notre civilisation est schizophrène : les gens pensent pessimiste - les idéologies partagées sont pessimistes, cyniques, ou nihilistes - mais vivent optimistes parce qu'ils font des enfants, s'occupent de leur avenir, etc. Est-ce qu'on pourrait enfin accorder nos pensées et nos actes ?
Comment expliquer ce paradoxe : Oscar écrit à Dieu mais ne croit pas à son existence ?
Dieu est la troisième personne de la pièce, à qui les lettres sont adressées. Au début, Oscar n'y croit pas parce qu'on lui a déjà fait le coup du père Noël. Puis il accepte le jeu d'écrire à Dieu car ça lui permet de mettre de l'ordre dans ses journées, de distinguer ce qui est essentiel de ce qui est accidentel. Puis, il progresse spirituellement, ses vœux dans les post-scriptum sont de moins en moins égoïstes, etc. Dans la dernière lettre il se demande si Dieu ne lui a pas rendu visite. Ça m'intéressait beaucoup de raconter une expérience mystique avec le langage d'un enfant. Dans la pièce, il y a la colère contre Dieu, la haine de Dieu, le refus de penser à Dieu et tout à coup l'ouverture vers Dieu, l'impression qu'il vient. Mais le dernier mot d'Oscar c'est : "seul Dieu a le droit de me réveiller". S'il existe, tant mieux, qu'il me réveille, s'il n'existe pas qu'on me foute la paix ! C'est forcément ambigu car on ne peut avoir aucune certitude sur la question de Dieu.
Est-ce que cela correspond à votre rapport à l'invisible ?
Je suis un agnostique croyant, ce qui peut paraître paradoxal. Si on me demande "est-ce que Dieu existe ?", je réponds "je ne sais pas". Et j'ajoute : "mais je crois que oui". Je ne fais pas partie des gens qui croient savoir, mais je sais que je crois.
Vous tournez à l'automne une adaptation pour le cinéma d'Oscar et la dame Rose avec Michèle Laroque. Vos pièces ont été interprétées par les plus grands acteurs : Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Charlotte Rampling, Bernard Giraudeau. Vous êtes un auteur très show-biz !
Je suis un auteur à la mode ! (rires) Les acteurs aiment me jouer car ils disent que je leur offre des rôles très consistants, très forts. Quand Delon a décidé de faire son retour sur scène dans une de mes pièces, la troisième, il m'a donné de son prestige, de sa poudre magique. Il m'a surexposé médiatiquement et il a ouvert la porte de tous ces grands acteurs qui après ont souhaité me jouer. Mais je vis complètement à part du show-biz !
Oscar et la Dame Rose
de Eric-Emmanuel Schmitt, avec Jacqueline Bir, du jeudi 15 au samedi 17 mai à 20h45, le 17 à 17h, le 18 à 16h, le 20 à 14h45, le 21 à 19h30. Théâtre Tête d'Or, 60 avenue de Saxe, Lyon 3e. 04 78 62 96 73.