Attirés par la révolution de Fidel Castro et de Che Guevara, ils voulaient voir de plus près leur modèle. Beaucoup y laissèrent une partie des illusions de leur jeunesse.
ROBERT GUYON
"Je voulais partir le plus loin possible"
Etudiant à l'Ecole Normale Supérieure, proche des Maos, il rêve d'un "autre monde". Le goût de l'aventure le pousse à partir. Il profite d'une année sabbatique dans son cursus pour faire le voyage. Il pense à Cuba mais il ne fait pas partie des bons réseaux pour s'y rendre. Ce sera finalement le Chili et sa "révolution par les urnes" du socialiste Eduardo Frei (prédécesseur de Salvador Allende). C'est à Santiago qu'il vit les événements de 1968.
"En 1968, je suis à Santiago du Chili quand les événements éclatent en France. Je voulais partir pour Cuba mais je n'ai pas pu. Au Chili se déroule à l'époque une alternative à la révolution armée, une révolution par les urnes avec l'accession au pouvoir du socialiste Frei.
Quand nous, Français "de sensibilité de gauche", apprenons avec un temps de retard ce qui se passe dans notre pays, on se dit qu'il faut faire quelque chose. Avec la distance et le décalage temporel, on a le sentiment que ce rêve de révolution est en marche. Du coup, on se réunit pour échanger nos informations et analyser la situation. Il y a notamment Pierre Kalfon (futur correspondant du Monde en Amérique latine, biographe de Che Guevara) ou Alain Joxe. Au cœur de ces jolies maisons coloniales, on rêve de prendre possession de l'Institut français de Santiago, à la manière de la prise du Théâtre de l'Odéon, à Paris. Rapidement, l'ambassadeur de France est mis au courant et nous fait savoir qu'à la moindre tentative tout ce petit monde sera rapatrié en France. Ça nous calme, d'autant plus qu'au même moment on apprend que le mouvement est terminé.
"J'ai vécu une énorme frustration"
Les copains étaient sur les barricades et moi j'étais comme un couillon à faire du tourisme. En rentrant, ils me l'ont reproché.
Pour autant, la France ne me donne aucune envie de rentrer. Au contraire, j'ai la bougeotte et je pars explorer la Terre de Feu chilienne pendant plusieurs semaines. C'est là que je vois ce que l'exploitation veut dire. Sur ces terres, les propriétaires terriens ont liquidé tous les indiens pour élever leurs moutons.
En août, de retour à Santiago, il me faut déjà songer à rentrer en France pour continuer mes études à Normal Sup. Je n'en ai aucune envie. A la fin du mois de septembre, je pars finalement en autobus pour Lima, via la Bolivie. Là, je prends un avion pour Mexico où j'arrive en plein Jeux Olympiques.
Black-out sur les massacres étudiants à Mexico
C'est surtout, pour moi, quelques jours après la tuerie de Tlatelolco, le 2 octobre 1968, où le gouvernement n'a pas hésité à faire tirer sur les étudiants en grève réunis sur cette Place des Trois Cultures. Mais en ville, on ne parle que des Jeux Olympiques, à peine reconnaît-on quelques dizaines de morts. On apprendra plus tard que le massacre a fait au moins 300 morts. Après dix jours à Mexico, je renonce une fois de plus à rentrer directement pour Paris. Je profite du fait que le Mexique est le seul pays d'Amérique lLatine à conserver des relations avec Cuba pour partir pour La Havane. Avant l'embarquement, on est pris en photo pour notre dossier CIA. Je sais que je ne pourrai plus rentrer avec mon passeport pour les Etats-Unis. A mon arrivée dans la capitale cubaine, on me parque tout de suite dans un hôtel de luxe. Je n'ai pas d'invitation officielle mais quelques contacts, dont une femme qui a des responsabilités au parti communiste. Par son intermédiaire, je peux faire une sorte de causerie devant des étudiants en journalisme à propos de mon voyage en Amérique Latine. En signe de reconnaissance, ils m'invitent à aller planter du café à proximité de La Havane. J'en suis très fier car ça participe à mon mythe personnel de cette révolution. Avec cette dirigeante, je peux avoir de longues discussions, à l'abri des micros. C'est là qu'elle me dit que les Cubains ont toutes les peines du monde pour se nourrir. Je vois aussi les Cubains faire la queue devant les commerces pour se nourrir et mes affaires fouillées à l'hôtel. Malgré tout, ça n'épuise pas mon admiration pour la révolution, même si c'est beaucoup plus dur que ce que j'ai pu imaginer. Dans les rues, on sent une grande adhésion, on ne voit pas de mendicité comme dans les autres pays d'Amérique Latine. Après dix jours, je suis reparti. Le doute s'est installé après le décollage, quand les Cubains applaudissent, tellement ils sont heureux de partir pour ne plus revenir".
Robert Guyon a mis un an à se remettre de son voyage. Il est retourné à deux reprises pour de longs séjours en Amérique Latine, notamment de 1975 à 1981, à Mexico, où il dirigeait l'Alliance Française. A partir de 1973, il a été très actif dans la création de
" Comités de soutien au peuple chilien", après le coup d'Etat de Pinochet. C'est notamment lui qui accueilli, en France, le cinéaste Raoul Ruiz qu'il avait rencontré en 1968 à Mexico. Professeur à la retraite, il s'est installé à Lyon à la fin des années 80, "par le hasard des mutations de l'Education nationale".
BERNARD RIBAUD
"On voulait voir de près un peuple qui lutte pour sa liberté"
Ce Lyonnais d'origine est étudiant en 1968, à Paris. Avec un groupe proche du PSU (Parti Socialiste Unifié), il veut partir à Cuba pendant l'été 1968. Mais sous la pression du gouvernement, le voyage est annulé à la dernière minute. Il part finalement l'année suivante.
"On trouve Cuba génial. On est attiré par Fidel Castro, par ce peuple qui lutte pour sa liberté. Pour ce voyage, nous sommes totalement pris en charge, dès notre descente de l'avion. C'est une vraie visite officielle. Nous visitons une grande ferme modèle, une école ou encore un centre de santé. Bref, tout ce qui peut constituer des réussites de la révolution cubaine. Ils nous montrent des chiffres et nous abreuvent de discours sur la résistance face aux Américains. Surtout, ils nous amènent dans un champ de canne à sucre pour nous faire couper un plant souvenir. C'est une façon de nous faire symboliquement participer à la grande campagne de récolte qu'a lancée Fidel Castro pour l'année 1969. L'objectif est d'atteindre les dix millions de tonnes. Du coup, ils coupent tout, même les jeunes plants qui devraient être récoltés la saison suivante. Ce sera une catastrophe.
J'en ai marre de ce voyage officiel et d'être contrôlé par les "Volontaires de la révolution" dès qu'on s'éloigne du parcours officiel. Heureusement, avant de prendre l'avion, je suis allé voir le gardien cubain de ma résidence universitaire qui m'a confié des cadeaux pour son ex-femme, restée à Cuba. Elle est plutôt pro-Castro. Mais par son intermédiaire, j'arrive à rencontrer des personnes très critiques contre le régime.
Nos illusions tombent
Un jour, nous allons assister à un meeting d'un des dirigeants du régime. On se rend compte parfaitement que ça n'intéresse personne. On comprend plus tard que les gens sont là car ils distribuent des cannettes de bière à la sortie ! Bilan du voyage : nous avons vu un pays complètement sous contrôle, sans aucune liberté d'expression, où chacun surveille tout le monde. Fidel Castro nous donne l'impression d'un pouvoir qui s'est replié sur lui-même. C'en est fini de nos illusions".
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