Quinze ministres racontent les coulisses de la Justice

Par David Servenay | Rue89

Des pressions ? Des instructions ? Des ordres ? L'histoire du ministère de la Justice regorge de situations où les politiques s'ingénient à faire plier la machine judiciaire. Dans une enquête convaincante, Mathieu Delahousse, du Figaro, a donné la parole à 15 gardes des Sceaux. De Maurice Faure à Michèle Alliot-Marie, plongée dans les arcanes de la place Vendôme.

MAM : « un problème d'unité nationale »

A l'heure où le juge d'instruction est menacé, la lecture de « Justice, le ministère infernal » apporte des éléments de réponse au malaise ambiant dans lequel s'ébat l'institution. Surtout, il permet de comprendre pourquoi élus et magistrats se mènent une guerre ouverte. L'actuelle titulaire, MAM, est très critique sur cette opposition politiques/juges (p.112) :

« Cela pose un problème d'unité nationale. On ne peut pas vivre dans un pays où deux institutions aussi importantes ne se comprennent pas ou sont antagonistes. »

Numéro 2 ou 3 de tous les gouvernements, ce ministre est très exposé : pressions des magistrats, de l'opinion, des copains… tout est fait pour pousser à la faute. (Voir la vidéo)

Rachida Dati, la bête noire du cabinet

Rachida Dati (2007-2009) reconnaît que son arrivée au poste en 2007 a bousculé les habitudes (p. 75) :

« C'est vrai que mon arrivée a constitué un réel changement. Ma présence impose une actualité politique soutenue et la nécessité de réagir à tous les événements. Je suis arrivée avec une surexposition médiatique que cette maison ne connaissait pas.

L'actualité nous bouscule sans arrêt, le rythme des réformes atteint un niveau que ce ministère n'avait pas connu depuis bien longtemps. Les directeurs sont forcément bousculés et exposés. Ce n'est pas toujours facile. »

D'après Marylise Lebranchu (2000-2002), la place Vendôme est d'abord une gare de triage médiatique (p.175) :

« On reçoit des synthèses quand les affaires peuvent générer un trouble à l'ordre public. C'est le cas des faits criminels importants, des affaires très médiatisées ou encore des affaires où des personnalités sont citées à un titre ou à un autre… Le tri s'opère en réalité en fonction du traitement médiatique qui sera donné à ces dossiers. »

Avec Rachida Dati, le nombre de dossiers remontant vers le cabinet est multiplié par trois !

Contrôler les affaires : d'Urba à gauche…

Dans la longue liste des « dossiers signalés », ceux impliquant des politiques sont maniés comme de la dynamite. Premier exemple : l'affaire Urba, où la police de Marseille découvre en perquisition les fameux cahiers Delcroix, le collecteur de fonds du PS qui a la fâcheuse manie de tout noter de ses précieux contacts… Novembre 1990, Henri Nallet (1990-1992) va voir le Premier ministre (p.112) :

« Alors, Michel Rocard organise à Matignon une réunion dans le salon de musique, là-bas au fond, avec tous les chefs de courant du PS : Poperen, Fabius, Mermaz, Mauroy, Jospin, Chevènement, Joxe, Laignel… Toute la fine fleur. (…) Je dis que deux voies sont possibles : dire au procureur de Marseille de classer avec tous les risques politiques que cela peut comporter (…) ou faire une opération de catharsis consistant à évacuer tout cela en disant qu'autrefois, il n'y avait pas de loi et que l'on faisait de cette façon là. On assume.

Dans le salon de musique de Matignon, silence total. Mauroy me regarde : “Si je comprends bien, tu veux que la totalité du bureau national du parti soit mise en examen ! ” La réunion s'achève, je remonte dans le bureau du Premier ministre : “Il faut donc que je fasse savoir au procureur de Marseille qu'il faut classer ? ” “Oui.” »

Un autre ministre socialiste de la Justice, Pierre Arpaillange (1988-1990) confirme les dérives politiques de Rocard (p.102) :

« Michel Rocard a dit souvent que je ne tenais pas assez fermement mes parquets et mes magistrats, s'indigne-t-il. Et d'autres avec lui, au premier plan assurément Jean-Paul Huchon, son directeur de cabinet. Ils se trompent totalement en utilisant ce “ langage politique ”. Personnellement, je n'emploie jamais ce possessif, et je déteste la formulation qu'ils en font. A travers les mots, c'est toute une conception de la philosophie judiciaire qui transparaît. »

…à l'Himalaya avec la droite

Autres exemples, sous la droite, avec l'affaire de l'hélicoptère envoyé en 1996, en Himalaya, pour requérir les ordres du procureur Laurent Davenas dans l'affaire Tibéri. Voici la version de Jacques Toubon, qui charge Jean-Louis Debré, alors ministre de l'Intérieur (p. 155) :

« Il est certain que l'idée d'affréter l'hélicoptère est venue de l'Intérieur. De qui, précisément, je n'en ai pas le souvenir. Au ministère, ce sont les services de Marc Moinard (le directeur des affaires criminelles et des grâces) qui ont formellement saisi l'ambassade. A aucun moment, la ligne jaune n'est franchie. »

Les « affaires » énervent particulièrement Jacques Chirac qui, bizarrement, se désintéresse plutôt de la justice. Il demande à son conseiller de lui « traduire » les dossiers. Marylise Lebranchu raconte la crispation du Président (p. 331) :

« Mes relations avec Jacques Chirac sont bonnes. Mais il y a un fait majeur : sa convocation par le juge Halphen. A partir du moment où il a reçu la lettre, il ne me parle plus. Il est fâché. Il adopte une attitude me montrant que j'aurais dû empêcher cela. Il était persuadé que je savais, ce qui n'est pas exact. »

Et quand elle dit « bonnes relations », la ministre évoque les réunions du Conseil supérieur de la magistrature avec Jacques Chirac (p.123) :

« Il y a eu des moments cocasses sur Monaco quand on évoquait la possibilité de changer untel ou untel. Là, Jacques Chirac soulignait qu'il faudrait sans doute, effectivement, les changer parce qu'à force d'être à Monaco, peut-être n'avaient-ils plus une vision totalement exacte de la mission de la Justice… »

Enfin, parmi les perles de cette enquête, il y a cette confidence du conseiller justice de Nicolas Sarkozy. Patrick Ouart parle du dossier Clearstream (p.341) :

« Le Président veut en avoir la maîtrise. Ce pourrait être une privatisation de ma fonction. Mais ce n'est pas le cas. Dans ce dossier, je conseille Nicolas Sarkozy. Ses intérêts sont défendus par un duo formé de Thierry Herzog et de moi-même. Mais je ne suis pas dans un conflit d'intérêts. »

Ah, bon, on aurait pourtant juré…

► A lire : "Justice, le ministère infernal" de Mathieu Delahousse (Flammarion, 20 euros)

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