L’angoisse de l’assiette

Manger cinq fruits et légumes par jour, ni trop gras, ni trop sucré, ni trop salé… pratiquer une activité physique régulière… Les bons conseils pleuvent de toute part. Mais qui peut se targuer de les suivre réellement ? Lyon Capitale fait le point pour les parents angoissés...

Bon nombre de parents, submergés par ces messages et noyés dans des emplois du temps surchargés, culpabilisent, bien sûr, de ne pas donner le meilleur équilibre alimentaire à leurs enfants. Et quand les grands-parents s’en mêlent, cela rajoute une pression supplémentaire. Le mythe selon lequel abondance de nourriture avalée signifie enfant épanoui, a la vie dure ! Qui ne s’est jamais entendu dire, de la bouche de ses propres parents ou grands-parents : “Ta fille, c’est un vrai bec sucré !”, “Ton fils, quel appétit de moineau, à son âge, tu mangeais de tout”. Et voilà, tout est dit, si nos enfants ne mangent pas “comme il faut” (équilibré, de tout, suffisamment mais pas trop), c’est que nous sommes de mauvais parents, forcément ! Certes, l’alimentation contribue à la santé et au bien-être de chacun. Elle fait aussi bel et bien partie de l’éducation que l’on délivre à nos enfants, et nécessite bon sens et autorité. Mais n’en fait-on pas un peu trop ? À vouloir coller coûte que coûte aux conseils alimentaires que l’on nous délivre, n’en aurait-on pas oublié l’essentiel ? À savoir que manger équilibré est certes indispensable pour notre santé mais doit être et rester un plaisir.

Ne pas tomber dans l’excès

C’est ce que soutient Sophie Treppoz, pédiatre dans le 2ème arrondissement de Lyon et co-coordinatrice du Répop (Réseau pour la prévention et la prise en charge de l’Obésité en Pédiatrie du Grand Lyon) (1) : “Ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est le plaisir avant tout. Tous ces messages que l’on entend quotidiennement sont issus du Programme National Nutrition Santé. Ils constituent des repères de base, c’est le bon sens commun. Il ne s’agit pas de les appliquer à la lettre, d’être trop rigoureux”. Si l’on assène en permanence à nos enfants de beaux discours sur l’équilibre alimentaire parfait… Si l’on passe son temps à leur dire : “ je te donne ça à manger pour que tu ne sois pas trop gros, ni trop maigre, que tu sois en bonne santé etc…”, on risque de générer certaines dérives sur le plan du comportement alimentaire…

Donc, on se décontracte, on surveille gentiment le contenu de nos assiettes, mais pas de fixation ! “C’est quand on a enfin arrêté de parler de nourriture à ma fille qu’elle s’est remise à manger”. Aux alentours de deux ans, Aglaé a considérablement réduit son appétit. “Même si on voyait qu’elle grandissait bien, on se focalisait complètement sur la quantité de nourriture qu’elle avalait. Dès qu’elle déjeunait en dehors de la maison, notre première question était de savoir si elle avait “bien” mangé. À table, on lui proposait toujours plein de plats différents pour qu’elle mange enfin quelque chose, plus on avait mis du temps à préparer le repas, plus il y avait de chances qu’elle le refuse…Ses grands-parents répétaient : “cette petite, elle ne mange rien…”
Pour se rassurer, on n’hésite pas à faire calculer, lors d’une visite de contrôle chez le pédiatre, la courbe de corpulence (2) de son enfant. Elle permet de vérifier si ce que l’enfant emmagasine est bien en rapport avec ce qu’il dépense, bref, qu’il ne mange ni trop, ni trop peu.

Respecter le rituel de la table

Mais Sophie Treppoz souligne aussi “l’importance de redonner un cadre : on ne mange pas n’importe quoi, n’importe quand…” Les enfants ont un rythme social de 4 repas par jour maximum ; et tous les repas sont importants, y compris le petit déjeuner. Ce qui suppose d’avoir bien dormi, suffisamment, et pourquoi pas de mettre son réveil plus tôt pour prendre le temps de faire un bon petit déjeuner en famille. “Les parents doivent apprendre au plus tôt à leurs enfants à manger à table, assis, avec des couverts. Si l’on commence à manger dans la chambre, le salon, si on laisse les enfants se servir tout seul dans le frigo, c’est la porte ouverte au grignotage intempestif”. Certains enfants ne supportent pas le moindre sentiment de frustration et ouvrent la porte du frigo à la moindre petite fringale, ou au moindre signe d’ennui. Des mauvaises habitudes qui trouvent parfois leur origine dans la plus tendre enfance. Bébé pleure ? On le nourrit alors qu’il avait peut-être besoin de tout autre chose. Un gavage alimentaire qui risque fort de déclencher, chez l’enfant plus grand, un réflexe “grignotage” à la moindre contrariété.

Dans une culture fast-food où l’on a tout, tout de suite, un enfant qui a faim doit apprendre à patienter… un peu. Un repas, ça se prépare, ça se mitonne, ça mijote, ce n’est pas uniquement un sandwich ou une barquette que l’on réchauffe au micro onde en trois minutes. Mais attention encore une fois à ne pas être trop rigide ! On ne se privera pas d’un plateau télé de temps à autre, d’un fast-food ou d’un gargantuesque brunch qui nous fera sauter un repas !

Des “phobies” naturelles

Les choses se corsent quand les enfants deviennent réticents à tout aliment inconnu, à tout nouveau plat, voire à celui qu’ils appréciaient encore la veille… Nathalie Rigal, psychologue chercheur et spécialiste du goût, estime que “entre 2 et 10 ans, 77 % des enfants refusent de goûter spontanément les aliments qu’ils ne connaissent pas.”(3) C’est ce que l’on appelle la néophobie alimentaire, plus ou moins prononcée en fonction des enfants. Karine, 35 ans, 2 enfants de 3 ans et 7 ans, se rappelle : “Quand mon fils a eu deux ans et demi, il s’est mis à refuser tous les aliments verts, puis tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un légume. On a tout essayé, persuasion, chantage, rien n’y faisait. Manger semblait être une corvée pour lui. Ce n’est que depuis qu’il a six ans qu’il consent à goûter à nouveau à tout, et qu’il apprécie même quelques légumes (mais pas les verts !) et quelques fruits !”. “La néophobie est un sentiment de peur éprouvée par l’omnivore face à des aliments inconnus. Sur le plan comportemental, cela se traduit par une réticence à goûter un produit nouveau, et sur le plan des affects et des émotions, par une tendance à le trouver mauvais dès lors que l’on accepte d’y goûter. Ce comportement correspond à une phase normale du développement”, explique la psychologue. Ouf, nous voilà rassurés !

Et quand les chers bambins commencent, vers trois ans, à affirmer leur indépendance, quoi de plus naturel que de s’opposer à ses parents à travers la nourriture. Si l’on n’y prend garde, les repas peuvent se transformer en moments conflictuels et virer au cauchemar que tout le monde appréhendera. Comment réagir ? Laxisme, conflits, chantages font parfois le quotidien de beaucoup de repas familiaux, et chacun n’en retire que frustration et mauvaise estime de soi. Alors doit-on se résoudre à servir indéfiniment à nos oisillons affamés les incontournables jambon-pâtes, poulet-frites et autres steaks hachés-purée ? Surtout pas ! Tout d’abord pour une question de bien-être, mais aussi car le goût s’éduque, comme le reste. “La néophobie peut être progressivement atténuée voire annulée par un apprentissage adapté”, estime Nathalie Rigal.

Faire preuve d’imagination

Mais quelles sont donc les astuces pour faire découvrir de nouvelles saveurs aux petits “néophobes” ? Il s’agit avant tout de rassurer l’enfant. Comment ? “En le familiarisant avec l’aliment avant qu’il n’arrive dans son assiette”, recommande Sophie Treppoz. Alors, on va au marché en famille, on laisse l’enfant manipuler les aliments, on cuisine ensemble… Vincent, 39 ans, aime bien cuisiner de temps en temps des plats asiatiques. “À chaque fois, depuis qu’il a trois ans, j’emmène mon fils faire les courses, on choisit ensemble les épices, les légumes. Bien sûr, je ne lui proposais pas ces plats, persuadé qu’il n’aimerait pas. Jusqu’au jour où il a voulu goûter. Lui qui ne mangeait jamais de légumes, dévorait les champignons noirs et les haricots chinois !”. Attention ! On estime qu’il faut environ dix présentations d’un aliment sous la même forme avant que l’enfant se décide à en manger ; donc si on sert carottes vichy, carottes râpées, purée de carottes, bâtonnets de carottes… Ça ne marche pas ! On peut aussi mélanger les aliments refusés avec des féculents, qui font en général l’unanimité. L’enfant doit goûter ce que vous avez préparé avant d’émettre un jugement. Pour Sophie Treppoz, il est important de faire parler l’enfant “autour de la sensation” que lui procure ce plat. “Tu trouves ça comment, ça te fait quoi ?” Cela l’aidera à dépasser sa peur et à s’approprier les nouveaux aliments.

Pas de chantage !

Par ailleurs, il est important de respecter l’appétit de l’enfant. Cela commence par servir des quantités adaptées en fonction des âges. Nadège, maman d’Aglaé, confirme : “Comme ma fille mangeait très peu, j’avais tendance à bien remplir son assiette. Je pense que ce trop plein de nourriture l’effrayait un peu, et puis quel gâchis ! Depuis que l’on lui sert de plus petites portions, cela va beaucoup mieux”. Et on ne le force pas à finir son assiette. “Il faut apprendre aux enfants à rester sensibles à leurs sensations de faim et de réplétion”, prévient Nathalie Rigal. On se méfiera quand même du petit filou qui ne termine jamais son assiette mais engloutit trois desserts !

Mais surtout, on ne se décourage pas et on n’entre pas en conflit avec son enfant. Pas de chantage au dessert ou à l’affection ; il ne mange pas pour vous faire plaisir mais pour se faire plaisir et bien grandir. Plus l’enfant mangera en famille dans une ambiance chaleureuse et détendue, plus il associera les nouvelles saveurs à des émotions agréables.

Que chacun se rassure, les choses commencent à se décoincer souvent vers sept ans, âge auquel l’enfant diversifie de plus en plus son alimentation, naturellement. Toute la famille pourra alors voguer, pleinement détendue, vers de nouveaux horizons gustatifs…

1. Le Répop (Lyon 2ème - Tél : 04 72 56 09 55. www.repopgl.org) est présent aussi dans d’autres régions de France.
2. Courbe de corpulence : évolution de l’indice de masse corporelle (s’obtient en divisant le poids en Kg par la taille, en mètres, au carré). Elle se trouve à la fin du carnet de santé.
3. Publication éditée par la mission Agrobiosciences.

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