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Existe-t-il une “avant-garde” culinaire à Lyon ?

Enquête. La gastronomie made in Lyon pédale dans la semoule. Trop classique, trop compassée, trop ampoulée et... immodérément immobile. Elle a besoin d’un check-up complet sous peine de surnager dans son bouillon de volaille demi-deuil. Pourtant, quelques chefs prometteurs boostent le palais.

Ce mardi 23 février, en plein milieu d’après-midi, ce fut comme une illumination pour les 400 spectateurs assis dans l’amphithéâtre du Centre international de Deauville. Alexandre Gauthier, l’un des derniers chefs à passer sur la scène du festival Omnivore, le festival international de l’avant-garde culinaire, réalisait une démonstration culinaire époustouflante, un brin déjantée et terriblement rock’n roll. Ce gamin de 30 ans, propriétaire de l’auberge familiale paumée dans le Nord-Pas-de-Calais, montrait en deux temps trois mouvements que la cuisine c’était aussi cela : un picotement dans les yeux, une émotion visuelle, un acte ludique, une singularité, quelque chose de différent. Et du goût par-dessus le marché ! Un mot-clé qui, ces dernières années, a perdu de son sens dans une cuisine spectacle-spectaculaire, avec des chefs fossoyeurs des saveurs et un brin artistes d’art contemporain.

“Les limites ? Quelles limites ? Il n’y a aucun code à vénérer, le tout est de respecter le client. Avoir peur de qui ? De quoi ? Il y a trop de préjugés en France, allons-y cassons-les ! Avançons ! Moi je suis cuisinier, je ne suis pas artiste contemporain. On a eu des grands maîtres de peinture qui étaient précurseurs. Ils n’ont jamais eu besoin de se justifier !”. Brut de décoffrage le Pas-de-Calaisien. À l’image de sa cuisine : radicale, sauvage et parfois brutale. Sur la scène du festival Omnivore, qui attire le tout ADN de la cuisine contemporaine, Alexandre Gauthier a revisité l’acte de manger : au menu, des bogues de châtaignes gorgées de glace au marron, nappée de lait concentré sucré et recouverte de meringue gratinée au chalumeau. Ou encore des bulles de sucre soufflées maison comme du verre, farcies à la glace d’oseille qu’on laisse tomber dans l’assiette au moment de servir pour libérer les parfums.

L’ADN de la cuisine contemporaine

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Une expérience justement analysée par le philosophe Luca Vercelloni, dans une récente publication mensuelle de l’Institut français de la mode, dirigé par Pierre Bergé : “le maniérisme prédominant de la cuisine contemporaine a bouleversé l’ordre des choses. La présentation des aliments n’a pas pour rôle de stimuler l’appétit mais place l’émotion avant le plaisir, l’esthétique avant la technique, le style avant le plaisir et la dégustation”.
Omnivore, c’est le lieu où les modes se font (et se défont), que les tendances s’affirment, que les idées et les nouvelles techniques se manifestent. Lyon Capitale y était. Par curiosité. Pour voir, sentir, humer l’air du temps. La réaction a été une mise en orbite immédiate... et un retour pour le moins désorienté et désorientant. Pour les années à venir, telle la présentation d’une collection “durable” de haute couture, la tendance est donnée : ce sera le cru, le lacté (caillé de hareng du parisien Inaki Aizpitarte, caillé d’herbes folles de l’italien Pier Giorgio Parini), le fumé (fumé de brocoli d’Alexandre Gauthier), le végétal (rose bio marinée dans un sirop de betterave, farcie de mousse de framboise et surgelée à l’azote liquide) et la cuisson sous vide (betteraves et jus de sureau des suédois Ola Rudin et Sebastian Persson). Et André Petrini, rare journaliste lyonnais présent sur place - car membre du staff d’Omnivore Food Festival, d’énoncer : “la prochaine nouvelle vague de cuisiniers sera nordique car elle sait incorporer les avancées technologiques et les nouvelles cuissons, tout en prônant une approche très radicale, très frontale du goût, y compris dans la douceur et la brutalité”.

Une cuisine d’assemblage, qui va à l’essentiel

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L’approche radicale, justement. Aujourd’hui, ce qu’on entend par cuisine contemporaine - on a toujours intitulé les mouvements de fond, cuisine futuriste dans les années 30, “nouvelle cuisine” au milieu des années 70, cuisine moléculaire plus récemment - c’est une cuisine qui va à l’essentiel. “Aujourd’hui, on veut identifier le produit et pas la recette, assure Alain Alexanian, génial créateur de A., dans l’enceinte même de l’hôpital St Luc St Joseph, et apôtre d’une approche saine et bio en cuisine. "Voilà ce qui a changé : ce n’est plus la recette, mais le produit”. “De toute façon, il n’y a plus de recette, poursuit Mathieu Rostaing-Tayard, chef du 126, “sociétaire” de la nouvelle génération des chefs lyonnais. Ce qu’on fait, c’est de l’assemblage. Alors, c’est vrai que le mot a une connotation un peu péjorative. Mais aujourd’hui, c’est une réalité, on assemble des aliments entre eux”.

Flash-back à Deauville, mardi 23 février : l’halluciné Inaki Aizpitarte, chef au Chateaubriand (Paris), fait un show extraterrestre : purée d’héliantis, cousin oublié du topinambour, noix de Saint-Jacques légèrement fumée au foin, salsifi et navet de Pardailhan cuits, champignon crème cru, pickles d’oignons doux au vinaigre de noix, marron rôti au chalumeau, poudre de trompettes de la mort, feuilles de moutarde, noisettes. Sans sel, ni poivre “pour garder tout le goût du produit”. Sans cuisson, juste un chalumeau pour le marron. Seulement du taillage, du découpage et de l’assemblage. Point fi-nal. Foutage de gueule ? Génie pur ? Radicale en réalité. Thierry Marx, qui sera à Lyon le 20 avril chez son ami double étoilé Philippe Gauvreau, chef de La Rotonde, résume bien, en bon visionnaire qu’il est : “le bon produit n’est plus suffisant. Les gens veulent de l’émotion”. Toujours le goût. Indémodable, durable et indispensable.

Une émotion moléculaire ? Qu’importe, du moment où elle est culinaire

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Thierry Marx, c’est le french pope de la gastronomie moléculaire. Lui, l’émotion du client, il la crée avec de nouvelles techniques industrielles. C’est cela la cuisine moléculaire, un processus qui consiste à introduire dans la cuisine traditionnelle, soumise à des pratiques artisanales, des techniques scientifiques et industrielles. On transforme, notamment, l’état de la matière : passage du solide (carotte) au gazeux (air de carotte) ou au liquide, et inversement. Cette cuisine, démocratisée par l’Espagnol Ferran Adrià (restaurant El Bulli), fait aujourd’hui des émules un peu partout. À Lyon, pour rester local, Samuel Desjobert, jeune chef de l’Eskis, va même jusqu’à se revendiquer (du jamais vu !) de cette école très critiquée - utilisation d’additifs - .

La dernière fois, on a mangé une excellente salade de roquette, revue à la sauce moléculaire : la roquette était réduite en jus concentré, le parmesan en mousse dans laquelle un œuf mi-cuit trônait sur un sablé d’oignon. Ceci dit, a-t-on réellement envie d’y retourner, l’effet expérimental passé ? Rien n’est moins sûr. La première réaction des gens quand ils sortent de l’Eskis, ou un restaurant de ce type, c’est : “franchement, faut arrêter de se prendre la tête et d’intellectualiser à outrance la cuisine !”. Pas faux. Force est de constater qu’on est dans l’analyse gustative à chaque bouchée, un exercice un peu fatigant à la longue. Thierry Marx a son avis sur la question : “la cuisine est intellectualisée depuis le XVIIIe siècle. Si l’on n’intellectualise pas la cuisine, alors il ne reste plus qu’à afficher le menu dans les chiottes ! La cuisine gastronomique est avant tout intellectuelle : c’est la nostalgie du terroir, les plaisirs de l’enfance, le rapport avec ses racines. Ce sont des univers fantasmés.Si vous ne voulez pas intellectualiser ce que vous mangez, il suffit de zapper, et d’aller chez MacDonald’s où il n’y a aucune analyse gustative du produit”.

Et Ferran Adrià d’ajouter (Artpress, août-septembre-octobre 2008) : “en cuisine, à l’inverse de l’art, c’est facile de choquer. Sers du lapin à un Américain, ou des insectes à un Européen, et tu verras. Cela n’a pas d’intérêt. Déranger n’est pas mon but, je veux innover, parcourir de nouveaux chemins (...). Je ne travaille pas pour la postérité, pour l’histoire. Je veux que les choses changent maintenant. Je me moque de ce qu’on dira de moi dans cent ans ; ce qui me porte, ce sont les questions : qu’est-ce que manger ? Qu’est-ce que la cuisine et quelles sont ses limites ?”.

La cuisine comme un terrain de jeu

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C’était l’essence même de l’Omnivore Food Festival. Sans pousser la mécanique et la réflexion aussi loin que Ferran Adrià, créateur, défricheur, avant-gardiste, tous les chefs devraient passer deux jours à regarder ce qui se fait ailleurs. Le festival devrait être au programme des apprentis cuisiniers. Aujourd’hui, la cuisine n’est plus binaire mais multipolaire, mondialisée. Tout le monde voyage, veut aller goûter ça et ça, ici et là. Les frontières sont tombées. Ce qui semblait inaccessible hier est accessible aujourd’hui. De Honk-Kong, où il fignole les derniers réglages de son dernier restaurant, Pierre Gagnaire nous rappelle que “la cuisine doit être un terrain de jeu”.

De l’exhibition grandeur nature et version XXL qu’est Omnivore, et dont on ressort complètement secoué, un constat s’impose d’emblée : la gastronomie made in Lyon patine dans la semoule. Trop classique, trop compassée, trop ampoulée et... immodérément immobile. Autrement dit, sans être mal en point, la cuisine lyonnaise a besoin d’un check-up complet sous peine de surnager dans son bouillon de volaille demi-deuil. Katsumi Ishida, génial chef de En mets fais ce qu’il te plaît, confirme : “il n’y a rien de trop inventif en fait à Lyon, la cuisine n’est pas très pensée”. Même tintement de fourchette chez Andréa Petrini : “ça ne bouge pas à l’évidence. En réalité, à Lyon, force est de constater que ceux qui sont le moins révolutionnaires font les choses les plus conséquentes. C’est l’exemple de Mathieu Viannay. Le chef double étoilé de la Mère Brazier a beau ne pas être le plus créatif de la planète, il a quand même su porter le poids de la tradition en revisitant ce restaurant mythique. Christian Têtedoie, sans être le Robespierre de la gastronomie, fait évoluer sa cuisine, l’allège” et investit dans le plus gros projet gastro de l’année.

Délit de sale gueule

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En réalité, ce n’est pas la cuisine qui souffre d’une lacune d’inventivité, mais ceux qui l’a font. La dernière mouture du Guide Michelin en donne un parfait aperçu. Des adresses somme toutes correctes mais une frilosité consternante à prendre des risques. La superbe Maison Borie art nouveau de l’indomptable Manuel Viron sans étoiles, cela relève de l’attentat. L’Ourson qui boit, le Potager des Halles, le Fleurie, (encore et toujours) En mets fais ce qu’il te plaît pas même cités, c’est classé délit de sale gueule ! Pourtant, Juliane Caspar, rédactrice en chef du guide France, assure que “non, le Michelin n’est pas figé, nous sommes dans l’air du temps”.

L’air du temps, justement, l’une des expressions favorites du guide Rouge, avec “cuisine actuelle”, “cuisine inventive” ou “cuisine au goût du jour”. Des concepts laconiques, des codes réducteurs qui, au final, banalisent la pratique de la cuisine, les genres et les particularités, comme s’il fallait à tout prix tout rentrer dans le moule très orthodoxe du Michelin, tout faire passer par la seule alternative en cours chez le roi du pneu : classicisme ou créativité. “Qu’elles passent par une variation sur “la nouvelle cuisine”, un retour au mythe du “terroir” ou un spectacle sur la molécule, les grandes tendances culinaires se déclinent en modèles. Cette dynamique se traduit par la multiplication de micro-phénomènes de mode, “espuma de pata negra” ou “sphérification d’huîtres” explique Caroline Champion de l’Institut français de la mode*.

Retour à une cuisine d’auteur

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Ce qui importe, en définitive, c’est le souffle. Et à Lyon, le souffle est faible. Pourtant, quelques chefs ont les poumons larges. Mercredi 3 mars 2010, 12h50. Claque ! Énoncé : brochette de bigorneau, crème d’ail au wasabi, olives vertes, fougasse au cumin. Puis avocat sucré, meringue au thé matcha, sorbet à l’huile d’olive, basilic. L’endroit s’appelle le 126. Si le chef-patron vient seulement d’attaquer son 26e printemps, sa cuisine a déjà une maturité étonnante, ses cuissons touchent juste, ses accords rusés explorent un univers culinaire déjà vaste. Lundi 11 mars, 12h30. Re-claque ! À L’Ourson qui boit. Pas d’étoiles, pas de toques, ni de notes. Pourtant, c’est aussi ici que souffle le vent d’une insurrection culinaire lyonnaise. Le jeune chef kyotoïte Akira Nhishigaki agite les papilles tous azimuts. En vrac : mousse de riz au cèpe avec œuf demi-cuit et parmesan, filet de merlu, sauce de jus de moule au persil et wasabi, purée de navet et fleur de colza! Akira Nishigaki et Mathieu Rosating-Tayard font partie de la nouvelle génération montante.

Une génération confinée dans aucune école, enfermée dans aucune frontière et qui laisse libre cours à la créativité la plus débridée. En d’autres termes, une bande de têtes chercheuses qui bousculent le paysage culinaire lyonnais. Leur point commun : pas de sous, produits simples (exit caviar, homard, etc), petits bistrots populos sans nappes, prix nanoscopiques, aucun élitisme, retour à une cuisine d’auteur, vraie, avec des accords trop malins. Un coup de fouet vital à une cuisine que les gens se cantonnent encore à vouloir conserver folklorique - peur de tout perdre ? - alors que les deux cuisines peuvent cohabiter sans problème. Le mot de la fin revient au génialissime Pierre Gagnaire : “l’essentiel ? Créer de l’envie”.

* Mode de recherche, n°13. Gastronomie, cycles de mode et consommation. Janvier 2010. Institut français de la mode.

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