Le blues des gendarmes

Le Préfet de la Région a annoncé ce mercredi quels secteurs gendarmerie basculeront en zone police. Au finale, alors que neuf cités de l’agglomération étaient pressenties pour passer sous le giron de la police, seules quatre effectueront le grand saut. Il y a quelques semaines, Lyon Capitale suivait la brigade de gendarmerie de Brignais à l’aube de ces bouleversements. Reportage.

Le vieux monsieur sort du bus TCL, totalement absent. Pas de papier d’identité, un vilain oedème à la main droite. Le chauffeur explique que cette personne veut marcher jusqu’à Marseille. Penauds, les gendarmes appellent les pompiers. Bilan : perte de repères spatio-temporels intégrale, direction les urgences. Chaponost, 4 heures du matin. La Break Ford Focus de la gendarmerie stoppe rue des Marronniers, un des nombreux cul-de-sac giratoire du lotissement. Les deux gendarmes de la patrouille de nuit raccompagnent la dame chez elle. Plus tôt dans la soirée, cette mamie de 78 ans a été arrêtée pour avoir grillé un sens interdit dans le centre de Brignais. Elle vient de Vienne, ne se rappelle plus où elle habite. Ethylotest négatif. “Bon, elle a pris un sens interdit...”. Elle repart, un petit sermon en prime.

Quelques heures plus tard, après une patrouille dans les nombreuses zones industrielles du secteur “propices aux vols de matériel”, la brigade retombe sur la petite dame sur un terrain plus ou moins vague en bordure de nationale. Le regard hagard, dans sa voiture tous feux éteints. Elle dit cette fois-ci arriver du Doubs, où elle réside, et attend l’ouverture du garagiste. “On la ramène chez elle car elle est complètement perdue”. Il est 4 heures, la nuit est finie. Retour à la caserne de Brignais. “On pourrait faire inscrire association de service à domicile, assistance sociale ou médecin à côté du logo gendarmerie, soupire l’adjudant. Mais c’est aussi ça notre métier”.

Le rôle social de la gendarmerie

Loin de l’image du militaire borné, chasseur de nudistes à Saint-Tropez, les gendarmes ont longtemps participé à créer du lien social avec la population, ce après quoi les politiques courent depuis une trentaine d’années. Les spécialistes s’accordent d’ailleurs à dire que la gendarmerie a toujours été une police de dialogue et que sa posture de prévention-dissuasion en a fait un modèle de police de proximité avant l’heure. S’ils restent, historiquement, des “gens d’armes”, les “pandores” sont surtout en contact direct et permanent avec les habitants.

Les gendarmes vivent au cœur de la cité, explique le Colonel Jean-Philippe Guérin, commandant du groupement de gendarmerie du Rhône, ils connaissent les gens, délinquants ou non. Cela sert, un, à désamorcer les situations et les tensions éventuelles, deux, à remonter de l’information”. Jusqu’ici, tout allait (presque) bien. La police couvrait un territoire, la gendarmerie un autre. L’urbain, dense, pour les premiers. Le périurbain et le rural pour les seconds. Dans le Rhône, la gendarmerie assure la sécurité de 93% du territoire et de 62% de la population (voir carte).

Aucun phénomène de bandes à Lyon

Tout allait (presque) bien, donc, jusqu’à l’annonce, le 18 mars 2009, de Nicolas Sarkozy de créer une police d’agglomération. L’annonce intervient quelques jours après un guet-apens contre des policiers, aux Mureaux (Yvelines) et l’expédition punitive d’une bande au lycée Jean-Baptiste Clément de Gagny (Seine-Saint-Denis). En toile de fond, la lutte contre les bandes violentes. Pour Nicolas Comte, secrétaire général du syndicat général de la police, c’est une bonne nouvelle, car “la délinquance et les phénomènes de bande qui sévissent en région parisienne ne tiennent pas compte du découpage départemental”. Selon Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur, les bandes en France sont au nombre de 222 et concernent à 79% la région parisienne.

Problème, “chez nous, on ne retrouve pas de phénomènes de bandes. Des hordes de gens qui viennent de Vénissieux place Bellecour, ça n’existe pas”, atteste le colonel Guérin, commandant du groupement de gendarmerie du Rhône. Même opinion chez les policiers. Alors pourquoi une police d’agglomération dans le Rhône ? “D’autant que cette fameuse police d’agglo, on la connaît déjà” explique Thierry Clair, délégué régional d’Unité Police, le syndicat majoritaire. C’est en réalité celle qui existe déjà à Lyon et ses 9 arrondissements, Villeurbanne, Vaulx-en-Velin, Vénissieux, Caluire-et-Cuire, Saint-Priest, Oullins, Pierre-Bénite, Sainte-Foy-les-Lyon, Décines-Charpieu, Meyzieu, Bron, Saint-Fons et La Mulatière, sous commandement unique de la DDSP (direction départementale de la sécurité publique).

Délinquants des villes ou délinquants des champs ?

En clair, des zones gendarmerie basculeront en zones police. Quatre en l'occurrence. Mais après la levée de boucliers des maires des communes visées (près de 120 000 habitants), tout a été gelé. Pour le moment, puisqu’une décision doit intervenir courant mai-juin (laquelle est tombée ce mercredi 26 mai, ndlr). Pour protester, les maires mettent en avant les bons chiffres de la sécurité (-63% de délinquance en six ans à Écully, -5% de baisse annuelle depuis cinq ans à Chassieu), d’autres évoquent les questions immobilières (caserne flambant neuve inaugurée il y a trois ans pour 4,4 millions d’euros à St-Genis-Laval), certains encore réfutent la logique de “bassins de délinquance” du préfet du Rhône Jacques Gérault.

Pour ce dernier, la délinquance des communes ciblées par la réforme serait du ressort de la police d’agglomération compte tenu de son “type urbain”.“Non, rétorque-t-on à Rillieux : ici, le bassin de délinquance n’est clairement pas lyonnais. La très grande majorité vient de la campagne, de la plaine de l’Ain et du Val de Saône, c’est-à-dire du secteur gendarmerie”. Idem pour Alain Darlay, maire de Chassieu où “il n’y a pas de passage de délinquance avec les communes voisines qui sont en zone police”.

"Centraliser pour faire des économies"

Pour Laurent Mucchielli, sociologue au CNRS, compte tenu de “l’importance du peuplement en zones dites périurbaines (...) la plupart des territoires sont de fait sous compétence de la gendarmerie. Il s’agit donc de les évincer, ce qui est à la fois une mesure brutale, méprisante et peu rationnelle dans la mesure où la plupart des efforts d’intelligence et d’organisation ont été consacrés ces dernières années par la gendarmerie à améliorer cette implantation et ce travail en zones périurbaines”.

“L’idée est avant tout de centraliser pour faire des économies” analyse pour sa part Christian Mouhanna, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (lire entretien). Des économies d’échelle et une rentabilité économique - difficile à chiffrer - qui risqueraient de mettre à mal un certain modèle de proximité, à une époque où les politiques privilégient les rapports de force et la gestion purement statistique de la sécurité. Bref, une police d’agglomération qui parachèverait une tendance plus lourde, celle de la politique du chiffre tant dénoncée, y compris par les policiers.

Lire également notre entretien

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