Georges Frêche : un "Président" filmé en gros plan

ENTRETIEN - Le réalisateur Yves Jeuland l’a bien compris : Georges Frêche, "socialiste" controversé, et président charismatique de la région Languedoc –Roussillon, était un personnage digne d’un long-métrage. Le cinéaste spécialisé dans les documentaires politiques l’a ainsi filmé au plus près pendant toute la campagne des régionales, quelques mois avant son décès.

Lyon Capitale : Ce n’était évidemment pas prévu au moment du tournage de votre film Le Président, Georges Frêche est décédé le 24 octobre dernier. Et cet événement modifie forcément la réception du film sorti en salle ce 15 décembre...

Yves Jeuland : Peut-être que le regard des gens va différer, mais le film reste le même. Ce n’est pas parce que Georges Frêche est décédé qu'il se transforme en hommage. C’est un film qui n’est ni à charge ni autorisé, qui s’est fait avec conscience et sans complaisance. Je ne saurai jamais ce qu’il en aurait pensé, c’est une situation que je n’avais pas imaginée, bien sûr. Et que je regrette profondément.

Georges Frêche a-t-il accepté de suite, a-t-il fallu le convaincre ? Et quelles étaient ses motivations pour accepter selon vous ?

Avec mon producteur, Alexandre Hallier, on a rencontré en juillet 2009 ceux qui allaient devenir les seconds rôles, c’est-à-dire les hommes du président, Laurent Blondiau et Frédéric Bort, le directeur de cabinet et le directeur de la communication de Georges Frêche. On expose le projet de film, et ensuite ils nous disent qu’on en reparle avec Georges Frêche. Et on se retrouve en effet le 15 septembre, on parle du contrat que l’on aurait ensemble, qui est seulement oral et moral : on a rien signé, mais en même temps je demande à avoir une grande liberté. Ni lui ni ses conseillers en image ne pourraient rentrer dans la salle de montage. J'explique que je ne suis pas là pour le trahir, qu’il n’y aura pas de caméra cachée. Ce rapport de confiance fait qu’il accepte aussi mon regard subjectif sur ce moment particulier qu’est la campagne. Ce n’est pas pour autant une chronique électorale, le temps électoral n’est que le prétexte pour filmer Georges Frêche et son dernier combat.

Combien de temps avez-vous passé aux côtés de Georges Frêche, au total ?

En général, je n’avais pas de rendez-vous précis, j’essayais de me faire petit et d’être embarqué le plus possible. Cela a commencé le 1er octobre et ça s'est fini le 21 mars. Souvent je m’annonçais au dernier moment, c’était le principe, ce n’était pas lui qui choisissait le moment. En tout, ça a été 55 jours de tournage étalé sur six mois, puis six mois de montage et 125 heures de rushes.

Entre le vieux briscard qui s’invente de toute pièce une légende familiale (son père qui a quitté la pauvreté de la ferme et qui s'est fait tout seul), et le tribun qui verse de vraies larmes pendant son discours, Frêche vous a-t-il séduit, où le situez-vous ?

C’est un homme complexe, qui est à la fois insupportable et attachant. Séduction, c’est un bien grand mot, mais en même temps je ne peux pas filmer quelqu'un que je n’aime pas du tout. En tout cas lui n’était pas dans le rapport de séduction, il n’était pas dans une connivence avec moi, je n’étais pas son confident. Autant il ne s’arrêtait pas de parler quand il était au micro avec des journalistes, autant avec moi il n’engageait pas la conversation. Après ce que moi je pense de Georges Frêche : c’est qu’il était un politique comme on n’en fait plus, qu’il est emblématique d’une manière de concevoir la politique. C’est une espèce d’ogre, c’est Gargantua, c’est Pantagruel. Avec des aspects très attachants, un grand courage, un type passionné, qui a sa part de cynisme, de populisme, de clientélisme. Cet homme-là a adoré mettre en pratique les auteurs qu’il adorait, Machiavel et Sun Tzu, c’est-à-dire l’art de la guerre.

Est-ce qu’il vous a surpris, avez-vous découvert des facettes de Frêche que vous ne lui soupçonniez pas ?

J’imaginais un homme bien plus colérique, plus emporté, peut-être l’homme qu’il avait été dans les années 1980, 1990, quand j’étais étudiant à Montpellier. Là, ce sont ses silences qui m’ont davantage surpris. Cet homme était certainement conscient de mener son dernier combat. C’est la solitude du pouvoir qui m’a étonné, il était à la fois un homme très aimé, très entouré et terriblement seul.

Autre fait surprenant : la grande liberté de parole de son entourage, les directeurs de com’ et de cabinet jouent leurs rôles de managers, de coachs, mais ils ne sont pas tellement courtisans. Ils lui rentrent dedans, ils essaient de le convaincre. Frêche n’a pas l’air d’être dictateur...

Oui, cela m'a surpris aussi. Je sais que Laurent Blondiau et Frédéric Bort n’était pas des courtisans, car il y a une cour autour de Georges Frêche, elle existe. Bort avait plutôt un rapport viril avec lui, il n’hésitait pas à le gronder. Après, Frêche a l’air de ne pas s’en offusquer. Mais il reprend le pouvoir petit à petit sur ses conseillers. Il y a une évolution dramatique dans le documentaire qui était importante pour moi. Ses hommes mènent la campagne mais elle ne serait rien sans ce grand interprète qu’est Georges Frêche, car c’est lui qui l’incarne. Parfois il se sert des éléments de langage que ses conseillers lui donnent mais il finit par s’en affranchir et à les envoyer paître. Il le fait d’autant plus qu’il vient de remporter l’élection de manière triomphale. Ce qui est aussi surprenant, c’est de voir cet homme au soir de sa victoire, au soir de sa vie, d’humeur exécrable, dans l’impossibilité de jouir de ce moment-là, car il sait que c’est son dernier combat. Et ça lui est insupportable, car ce qu’il préfère par-dessus tout c’est le pouvoir, le mandat, mais c’est surtout croiser le fer et il se rend compte qu’il ne le fera plus.

Le maire de Lyon, Gérard Collomb, a été un soutien de Frêche, sur le mode "baron de province", est-ce que vous le connaissez un peu et pourrait-il vous intéresser suffisamment pour un film ?

Je l’ai filmé car j’étais avec Georges Frêche lorsque Gérard Collomb est venu le soutenir. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du cinéma dans ce que je fais et quand Georges Frêche entre dans le champ de la caméra, il se passe quelque chose, il a une présence formidable, il a une épaisseur. Quand je filme Gérard Collomb il ne se passe rien du tout, voilà. Je suis réalisateur de documentaire donc je filme le réel mais il y a une part de fiction dans ce que les gens dégagent, et Gérard Collomb, non, vraiment, je ne vois pas. Il reste un mystère, je ne saurai pas quoi lui donner comme rôle, peut-être le croque-mort dans Lucky Luke ? Enfin je ne veux pas paraître arrogant ou condescendant, parce que je suis réalisateur je pourrais donner des bons ou des mauvais points aux politiques. Mais à la question pourquoi je filme quelqu’un, c’est parce que à moment donné il se passe quelque chose.

Est-ce que vous auriez envie de suivre un des éventuels candidats à la présidentielle ?

Non pas du tout car j’ai envie de tourner librement. Et dans une présidentielle je ne peux pas avoir ça. Cela ne m’intéresse absolument pas de me cogner les fausses coulisses. Les politiques ont compris comment certains documentaires pouvaient les humaniser, et je n’ai pas envie d’avoir sur le dos les conseillers en image de Ségolène Royal, de François Bayrou, les conseillers en com' de Dominique Strauss-Kahn. Aujourd'hui, soit on essaie de piéger les politiques, en leur mettant des micros et en chopant des trucs à droite à gauche, soit on fait des portraits totalement complaisants qu’ils contrôlent eux-mêmes, des portraits "michel-druckerisants". C’est de plus en plus difficile de filmer en confiance mais sans complaisance.

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