"Nous sommes profondément attristés d’annoncer que Steve Jobs est décédé aujourd’hui". Quelques mots d’un communiqué du conseil d’administration qui viennent de plonger le monde entier dans le deuil. Au-delà des férus d’informatique et autres geeks, la mort de Steve Jobs touche chaque individu tant l’homme a participé à la vulgarisation du numérique, quitte parfois à opter pour des choix discutables.
Les débuts de Steve Jobs font figure de légende. A la fin des années 1970, associé à Steve Wozniak, il bricole dans le garage de ses parents adoptifs le premier ordinateur Apple, vendu alors auprès de quelques initiés. La consécration arrivera dès 1977 avec l’Apple II qui fera définitivement entrer l’entreprise au panthéon de l’informatique. Un succès suivi en 1984 par le Macintosh qui fera figure de révolution et contribuera à donner à Apple une image d’entreprise différente, particulièrement innovante. Une philosophie qui se retrouvera jusque dans une célèbre publicité, réalisée par Ridley Scott, où une sportive lumineuse décide de libérer un monde dictatorial en lançant son marteau dans un écran. A cette époque, il ne fait aucun doute que IBM est devenu un Big brother digne d’Orwell. Par la suite, Microsoft sera le nouvel ennemi incarnant l’ordre établi.
An American Trilogy : Mac, iPod, iPhone
En 1983, Steve Jobs décide de débaucher John Sculley, directeur de Pepsi. Pour le convaincre, il usera d’une formule devenue aujourd’hui mythique : "Voulez-vous passer le reste de votre vie à vendre de l’eau sucrée, ou voulez-vous changer le monde ?". Cette nouvelle collaboration lui sera pourtant préjudiciable, puisqu’en 1985, Jobs est remercié par son conseil d’administration. Loin de se reposer sur ses acquis et sa fortune, il participe à l’émergence de Pixar et fonde une nouvelle entreprise, NeXT. Dès lors, il est résolu à placer les interactions entre humain et objets au centre de l’échiquier et privilégie les usages.
En 1996, il revient chez Apple et s’impose rapidement comme le nouveau maitre à penser de la marque. De philosophie, la firme à la pomme se fait désormais religion. Les produits sont présentés dans des grandes messes entièrement tournées vers le gourou Jobs et ses produits révolutionnaires, comme l’iMac. Le culte du secret, parfois même la terreur font leur apparition au sein de l’entreprise. Exigeant avec lui-même et les autres, Jobs aime que les choses se déroulent exactement comme il le souhaite. L’image de visionnaire se forge un peu plus, notamment en 2001 avec la sortie de l’iPod, puis de l’iPhone en 2007. Cependant certaines idées lui valent de commencer à inquiéter les défenseurs des libertés numériques.
Steve Jobs était-il devenu ce qu’il combattait ?
En 1997, le slogan "think different" a le mérite de mettre les choses au clair. Face à la domination sans commune mesure de Microsoft, Apple cultive son image de rebelle et d’alternative. Durant les années 2000, la tendance va s’inverser. Steve Jobs est un créateur de génie, mais aussi un patron d’entreprise sans pitié. Il ferme un peu plus ses produits et garde le consommateur captif du modèle économique choisi : l’iPod ne peut se passer d’iTunes, l’iPhone et l’iPad de l’App Store. Ainsi chaque invention se pare d’un parfum d’interdit pour les utilisateurs. A ses débuts, l’iPod ne permet pas de lire toute la musique légalement téléchargée sur Internet. De même, les morceaux vendus sur iTunes ne peuvent pas, alors, être transférés sur des appareils concurrents. Il faudra attendre près de dix ans pour enfin voir cette aberration disparaitre.
De leur côté, les applications iPhone doivent subir un processus de validation parfois incompréhensible, sans l'assurance qu’elles ne seront pérennes. En 2009, le caricaturiste politique Mark Fiore se voit ainsi refuser la commercialisation de son application sous prétexte que le contenu serait "obscène, pornographique ou diffamatoire". Comme de nombreux artistes, Mark Fiore aurait pu voir son combat tomber dans l’anonymat s’il n’avait pas remporté le prix Pulitzer au même moment. Steve Jobs s’excusera et invitera le dessinateur à proposer une nouvelle fois son application. Apple est devenu le meilleur des mondes, tout en soulevant de nombreuses interrogations en matière de libre accès aux contenus.
Le verrouillage du contenu : idée visionnaire pour les actionnaires ?
Loin de s’ouvrir, le système d’Apple Store est désormais disponible sur Mac, inquiétant un peu plus ceux qui souhaitent pouvoir disposer librement de leur machine. Pourtant, ces choix discutables sont parfaitement logiques, à l’image de l’interdiction de la technologie Flash sur les produits nomades de la marque, empêchant les utilisateurs d’accéder à l’intégralité du web, tout en légitimant la présence d’un Apple Store pour accéder au contenu non compatible grâce aux applications.
A l'aide de son verrouillage, la firme à la pomme maintient une expérience d’utilisation toujours parfaite, où tout fonctionne sans accroc, ni virus. Par ailleurs, elle transforme les appareils en formidables machines à faire de l’argent, conservant 30 % des revenus générés par ses boutiques en ligne. Il est facile d’imaginer un futur où le nouvel iPhone sera offert tandis que les bénéfices engendrés seraient garantis par le téléchargement d’applications et de multimédia. Au-delà du matériel, Steve Jobs a inventé un nouveau modèle économique qui n’en est qu’à ses balbutiements. Néanmoins, avec l’apparition d’applications en ligne accessibles sur navigateur (Wep App), Apple voit son contrôle des contenus affichés sur ses produits lui échapper et pourrait opter un jour pour un assouplissement de sa politique.
La mort de Steve Jobs à 56 ans laisse un grand vide qui aura sans doute des conséquences sur le cours de l’action Apple et la sphère numérique. L’histoire retiendra-t-elle avant tout le visionnaire et moins l’homme d’affaire implacable contribuant à rendre les consommateurs dépendants ? L’avenir proche nous le dira. En tout cas, son décès ne marque pas la fin de la pomme. Avant de quitter son poste, Jobs a su être prévoyant et a laissé des consignes pour les prochaines années. Apple se fera sans doute moins religion, peut-être pour redevenir philosophie. Une chose reste certaine, l’entreprise et ses fans n’oublieront jamais son créateur et tenteront de lui faire honneur en contribuant à maintenir sa légende.