Cahuzac : de la présomption d’innocence à la prescription de 2006

Au départ, il y a un enregistrement sonore datant de 2000, dans lequel Jérôme Cahuzac, actuel ministre du Budget, s’inquiète en termes fleuris d’un compte qu’il aurait ouvert dans la banque suisse UBS. "Un compte non-déclaré", ouvert "entre 1988 et 1991", selon nos confrères de Médiapart. Le JDD vient d’affirmer qu’un document des autorités suisses blanchissait totalement le ministre. Alors que la presse n’a jamais eu accès à ce fameux document, certains journalistes, qui ont peut-être "une intime conviction", prennent pour argent comptant les affirmations de MM. Moscovici et Cahuzac. Est également évoquée, une fois encore, une prescription interdisant toute recherche avant 2006, sans que l’on sache à quels faits ni à quel pays –France ou Suisse- cette supposée prescription pourrait se rattacher.

La conversation aurait été enregistrée de façon tout à fait fortuite par un interlocuteur de Jérôme Cahuzac. Ce dernier, alors député socialiste du Lot-et-Garonne, raccroche. Il commence à discuter, dans la pièce où il se trouve, avec un chargé d’affaires. Sans se douter qu’il vient de rappeler, via une mauvaise manipulation de son combiné, son précédent interlocuteur. C’est le répondeur téléphonique de celui-ci qui enregistre alors la conversation. Durant un peu plus de trois minutes, on entend une voix que Médiapart attribue à Jérôme Cahuzac. Extraits : "Moi, ce qui m’embête, c’est que j’ai toujours un compte ouvert à l’UBS, mais il n’y plus rien là-bas, non ? La seule façon de le fermer, c’est d’y aller ? (...) Il faut ma signature (…) C’est extrêmement chiant. Il faut y aller, moi je ne peux pas y aller, je vois pas comment faire ». Il poursuit : « Ça me fait chier d’avoir un compte ouvert là-bas, l’UBS c’est quand même pas forcément la plus planquée des banques (...). Surtout qu’il n’est pas exclu que je devienne maire au mois de mars, donc je ne tiens vraiment pas du tout à ce qu’il y ait la moindre ambiguïté".

M. Cahuzac s’est-il rendu à Genève en 2010 pour fermer son compte ?

Médiapart affirme par ailleurs avoir recueilli des éléments démontrant que Jérôme Cahuzac s’est bien rendu à Genève début 2010 pour fermer son compte, quelques jours avant de devenir président de la commission des finances à l’Assemblée. "Les avoirs cachés auraient été transférés vers un autre paradis fiscal, à Singapour, via un complexe montage offshore, selon des sources informées de l’opération", écrit le site, qui assure connaître l'identité d'"un des correspondants de Jérôme Cahuzac à l’UBS". Lyon Capitale écrit quant à lui début décembre : "Si le citoyen Cahuzac dit vrai, il serait très facile au ministre Cahuzac d’en faire l’éclatante démonstration. En effet, à la suite de la réunion du G20 de mars 2009, la France a négocié de nombreux accords d’échanges de renseignements en matière fiscale avec des Etats ou des territoires considérés jusqu’alors comme "non coopératifs". Et parmi ces Etats figure la Suisse… Par conséquent, ledit accord, signé à Berne le 27 août 2009, permet désormais à la France d’obtenir des renseignements de la part des autorités suisses, et ce sans limitation quant à la nature des renseignements visés par la demande".

Les assurances du JDD

Or, le JDD vient de l’affirmer catégoriquement hier : "Les Suisses blanchissent Jérôme Cahuzac". Le journal a-t-il produit une pièce susceptible d’éclairer sa démonstration et de clore définitivement cette affaire délicate ? Rien, absolument rien, tout l’article repose sur les vagues confidences de sources anonymes situées à "Bercy" ou dans l’entourage de Pierre Moscovici. Quant au message délivré, il fait du coup vraiment "campagne de com’ ", tant il est en tous points identique à celui scandé sur les ondes par les ministres de l’Économie et du Budget, qui eux non plus n’ont toujours pas publié la moindre pièce (lire ici) : "M. Cahuzac n’a jamais détenu, directement ou indirectement, de compte suisse à l’UBS… au moins durant la période 2006-2012 ". Et c’est là toute la question, comme Lyon Capitale l’indique depuis le début de l’affaire (lire ici ou ou encore ). Pourquoi cette date récurrente de 2006 et à quoi correspond-elle ?

Des questions en suspens

Pourquoi une source judiciaire a-t-elle expliqué à l’agence Reuters que l’interprétation qui était faite de cette fameuse note était "inexacte" ? Pourquoi les autorités françaises ont-elles évoqué une prescription ? Cette prescription est-elle une prescription fiscale française ou une prescription suisse ? Et dans ce dernier cas, cette prescription helvétique serait-elle bancaire, administrative ou fiscale ? Enfin, cette note évoquée par messieurs Moscovici et Cahuzac repose-t-elle sur un simple déclaratif de la banque UBS ou bien nos amis suisses ont-ils conduit, avec une célérité incroyable (ils ont en effet été saisis le 24 janvier 2013), de véritables investigations, alors même qu’il n’y a pas de centralisation des comptes bancaires dans leur pays, à la différence de la France ?

Le "spontané" et l’"automatique"

Une partie de la réponse se trouve dans l’article 10 du décret n°2010-1532 portant publication de l'avenant à la convention entre la France et la Suisse, qui précise notamment : "L'autorité compétente requérante fournit les informations suivantes à l'autorité compétente de l'Etat requis :
(…) b) La période visée par la demande ;
c) Une description des renseignements recherchés, notamment leur nature et la forme sous laquelle l'Etat requérant souhaite recevoir les renseignements de l'Etat requis ;
d) Le but fiscal dans lequel les renseignements sont demandés ;
e) Dans la mesure où ils sont connus, les nom et adresse de toute personne dont il y a lieu de penser qu'elle est en possession des renseignements demandés.
Les règles de procédures administratives relatives aux droits du contribuable s'appliquent dans l'Etat requis, sans pour autant que leur application puisse entraver ou retarder indûment les échanges effectifs de renseignements.
Il est entendu que les Etats contractants ne sont pas tenus, sur la base de l'article 28 de la Convention, de procéder à un échange de renseignements spontané ou automatique".

Cette réponse simplissime tant attendue

Puisque depuis le début cette affaire, M. Cahuzac clame son innocence et affirme aujourd’hui que les échanges avec les autorités suisses sont très fructeux et le blanchissent totalement, nul ne comprendrait, sauf peut-être notre confrère du JDD -qui n’hésite pas quant à lui à parler d’une "manipulation" dont M. Cahuzac serait la victime- les raisons pour lesquelles ce document crucial et décisif ne serait pas publié dans son intégralité. Car, tant qu’il y aura cette référence mystérieuse à la mystérieuse date de 2006 (alors que l’enregistrement en cause date, lui, de 2000), le doute ne sera pas dissipé : il s’agit en effet d’une réponse partielle à une question que les autorités françaises nous présentent comme absolue et universelle (Où ? En Suisse. Quand ? Jamais !).

Or, pour que les journalistes les plus "accrocheurs" passent à autre chose, il faudrait qu’ils puissent enfin lire sur un document officiel ce que M. Cahuzac ne cesse d’asséner avec une grande force de conviction à la radio et à la télé, à savoir : "M. Jérôme Cahuzac n’a jamais ouvert ni fermé de compte en Suisse". Si "impossible n’est pas français", et si « spontané ou automatique » est tout à fait franco-suisse, encore faut-il, pour que l’on apprécie pleinement la réponse, que l’on connaisse précisément la question. Ce qui est vraiment troublant dans cette affaire, c’est l’absence de cette réponse tant attendue, cette réponse simplissime, qui tiendrait en une seule –courte- phrase, comme le recours à des dates qui, a contrario, laissent supposer à tout esprit "normal", pour reprendre la terminologie du président de la République, qu’un compte suisse a bel et bien existé, de façon directe ou indirecte, avant 2006. Si trop d’impôt tue l’impôt, trop de vérités nuisent décidément à la manifestation de la vérité.

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