Philippe Durrèche

Cantines : “Les industriels respectent les normes nutritionnelles, mais en trichant”

Entretien avec Philippe Durrèche, conseiller de collectivités en matière de restauration collective, notamment scolaire, et coauteur (avec Jacques Pélissard, maire de Lons-le-Saulnier et président de l’Association des maires de France) de Cantines : le règne de la malbouffe ?

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Lyon Capitale : “Les élèves sont enfermés dans une restauration-prison, avec une mauvaise bouffe”, écrivez-vous. Vous n’y allez pas un peu fort ?

Philippe Durrèche : Oh que non ! Je tiens un cabinet de conseil en restauration collective, je connais bien le sujet. De manière générale, on peut dire qu’on mange plutôt bien dans des petites cantines où les plats sont cuisinés sur place, et plutôt mal dans les très grandes collectivités où les plats déjà préparés avec des produits industriels sont livrés en barquettes en “liaison froide” entre chaque établissement. Aujourd’hui, les enfants des cantines scolaires, à part de très rares exceptions, ne mangent pas bien, ils avalent de la merde. C’est un peu grossier, mais c’est la réalité.

La loi de modernisation de l’agriculture, votée en 2010, a rendu obligatoires une série de normes nutritionnelles dans les cantines : moins de sel et de gras, diminution des aliments frits...

Oui, mais ces normes nutritionnelles sont appliquées avec de mauvais produits. Autrement dit, les industriels respectent les normes nutritionnelles, mais en trichant. Et leur principal objectif, c’est de ne pas se faire prendre. C’est-à-dire qu’au lieu de mettre des fromages ils introduisent des “spécialités fromagères” bourrées de phosphates et de polyphosphates, qui sont des additifs alimentaires, avec des teneurs énormes en acides gras saturés et en cholestérol. Bref, de véritables bombes à retardement pour les enfants. On peut aussi prendre l’exemple des cordons bleus : ce n’est pas de la dinde mais de la peau de dinde, une horreur diététique. Ou encore, dans une recette de poisson servie dans une mairie pour qui je travaillais, j’ai découvert qu’il n’y avait que 17% de poisson. Le reste, c’était des protéines de soja et de la béchamel produite avec des protéines artificielles ! Pareil pour la viande : quand on vous met de la viande de pot-au-feu en guise de rosbif, c’est forcément dégueulasse. Les sociétés de restauration rajoutent de l’eau pour la jutosité mais, une fois réchauffé, l’eau sue et il vous reste un bout de carne dans votre assiette. C’est le problème des normes vétérinaires qui interdisent de servir des steaks saignants. Et puis la viande coûte cher. Je pense d’ailleurs fortement que les sociétés de restauration cuisent intentionnellement mal la viande pour que les enfants refusent de la manger et qu’elles remettent au menu des steaks hachés, qui leur permettent de faire plus de marge.

Il y a quand même des nutritionnistes...

C’est de la façade ! Le problème, c’est le poids des lobbys agroalimentaires. Celui du lait a fait très fort en réussissant à imposer le lait à tous les repas. La France est l’un des pays qui boit du lait, car l’industrie est colossale derrière. Pourtant, les scientifiques et nutritionnistes sont très divisés sur le sujet. En réalité, les sociétés de restauration utilisent les nutritionnistes pour justifier leur professionnalisme : qui ose trouver à redire à un nutritionniste ? C’est comme à la télé les pseudo-experts qui vous vendent du Colgate !

À Lyon, une diététicienne travaille pour le compte de la ville, difficile de tricher...

On revient aux normes nutritionnelles. Les prestataires privés maquillent les produits qu’ils utilisent. Car ils ont des comptes à rendre. Il ne faut pas perdre de vue que ces sociétés de restauration sont de grosses multinationales [18 milliards de chiffre d’affaires pour Sodexo, 4,5 pour Elior, NdlR], détenues par des fonds de pension anglais et américains, qui doivent en conséquence récompenser leurs actionnaires. Leur client n’est finalement ni le maire ni l’enfant, mais les actionnaires. Dans le secteur, le critère c’est de dégager au minimum 15% de bénéfices chaque année.

Pourquoi les mairies ne leur demandent-elles pas alors de faire moins de marge ?

Parce que les sociétés de restauration ne savent pas faire. Elles ont génétiquement métabolisé ce savoir-faire. C’est-à-dire que, si on leur demandait une offre de qualité à un prix plus élevé, elles seraient dans l’incapacité de la proposer. Pire, lorsque des collectivités paient plus cher, elles retrouvent exactement le même menu que si elles avaient payé moins cher... En définitive, c’est le bon client qui mange aussi mal que celui qui paie pas cher. Donc, en quelque sorte, c’est celui qui paie moins cher qui est le vainqueur. Au moins, il mange de la merde mais il ne la paie pas cher.

Le critère d’attribution des marchés de restauration scolaire en France ne serait que le prix ?

Oui. C’est très clair. Les maires sont confrontés à des contraintes budgétaires, surtout en cette période de disette. Le maire est un fournisseur de cash. Il choisit donc l’offre la moins chère. Quand vous avez 20.000 repas à servir quotidiennement, vous imaginez... Selon moi, 50% des marchés ne sont pas attribués en fonction du rapport qualité/prix.

Vous affirmez que les marchés sont pipés ?

Bien sûr. Un sur deux, d’après ce que je vois et ce que j’entends dans mon métier. C’est du copinage, du favoritisme et, dans certains cas, de la corruption pure et dure. Les cabinets de conseil, comme celui que je dirige, conseillent les élus sur les sociétés de restauration. Certaines de ces sociétés parcourent le pays pour rencontrer les élus, leur offrent des repas, des places de foot, ou carrément les sponsorisent. Elles leur glissent à l’oreille que tel cabinet a bonne réputation. Et, lors de la mise en concurrence pour l’attribution du marché, certains cabinets pratiquent des prix bas et font ensuite attribuer le marché à la société de restauration avec qui ils se sont entendus.

Vous avez des preuves ?

Il n’y a pas longtemps, j’ai vu le cabinet d’un excellent confrère, que je ne citerai pas, qui contrôlait la société de restauration dans laquelle... travaillait sa fille ! Ces conflits d’intérêts, c’est monnaie courante. En 2011, le directeur général des services d’Asnières et deux responsables de la société de restauration ont été condamnés à de la prison avec sursis pour trafic d’influence actif dans le renouvellement du contrat de la restauration scolaire dans les cantines de la ville. De manière générale, en France, on ne peut pas dire qu’on est les champions de l’honnêteté. Selon le dernier indice de perception de la corruption établi par l’ONG Transparency International, la France se classe au 22e rang mondial, juste devant Sainte-Lucie et derrière les Bahamas.

Quelle est la solution, selon vous ?

Il y a une tendance actuelle de retour à la restauration scolaire en régie, c’est-à-dire en interne. Fin 2011, après 25 ans de délégation de service public, Nice a repris la gestion des cantines pour, selon le maire Estrosi, faire mieux dans l’assiette. Mais, 22.000 repas par jour, c’est un vrai boulot. On verra dans le temps si ça fonctionne. Non, je pense qu’il y a un véritable créneau, celui des services publics locaux (SPL), qui peut valoir le coût d’être mis en œuvre, notamment à Lyon. Il s’agit d’une exploitation en régie, mais avec des agents de droit privé qui sont employés dans le cadre d’une société publique locale. Selon moi, c’est l’avenir.

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Philippe Durrèche, le “Monsieur Propre” des cantines

Cet homme de 69 ans plein de bonhomie a un parcours pour le moins atypique. Chef-patron d’un restaurant étoilé, puis gestionnaire des cuisines de l’Assemblée nationale et de l’OCDE, avant de créer le Sners, deuxième syndicat de la restauration collective française, Philippe Durrèche s’est reconverti dans le conseil. C’est d’ailleurs à ce titre, au sein de son cabinet de conseil RSD, qu’il a, le premier, il y a une trentaine d’années, réalisé des contrats de délégation de service public des cantines auprès des communes. C’est aussi lui qui, quelques années plus tard, a renégocié ces mêmes contrats, s’étant rendu compte qu’il s’était fait enfumer par les sociétés de restauration : ces marchés étaient néfastes à la fois pour la qualité des assiettes des enfants et pour les finances des villes. Bref, avec Sodexo & Co, on ne peut pas dire que ce soit l’entente cordiale. “Les sociétés de restauration n’ont pas bonne presse. Je leur en veux beaucoup, écrit-il*. Alors qu’elles ont réussi, dans les années 1980, à décrocher de très gros marchés – non sans de larges appuis politiques –, elles auraient au moins pu apprendre leur métier. Mais non, durant les quinze ans où elles avaient verrouillé les municipalités, elles se sont bornées à faire de l’argent. [Aujourd’hui], elles ne se battent que sur les prix (...), pas du tout sur la qualité.” Pour lui, les cantines agonisent dans une marchandisation de la bouffe qui se traduit par un écrasement des prix et par une baisse de la qualité. Et de dénoncer l’utilisation des produits industriels et la suppression des produits frais.

* In Cantines : le règne de la malbouffe ? éd. Mordicus, 2010.

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Cet entretien est extrait du dossier paru dans Lyon Capitale-le mensuel n°718 (janvier 2013).

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