Wikipédia montage

Le monde selon Wikipédia

Wikipédia montage ()

En un peu plus de dix ans, Wikipédia a tué les encyclopédies classiques, imposant un modèle libre, gratuit et collaboratif. Alors que les premières critiques portaient sur sa fiabilité, son principe de neutralité pose de vraies questions éthiques et philosophiques. Et si sa mission d’intérêt public, altruiste, prodigue et universelle n’était qu’une utopie ?

“50 % des vandalismes sont supprimés dans les deux minutes”, affirme Rémi Mathis, le président de Wikimédia France. “Un robot détecte des mots-clefs sensibles comme “homosexuel””, confirme Florence Devouard, ex-présidente de la fondation Wikimédia. Bureaucrates, “stewards”, contributeurs chargés des créations récentes ou des pages à supprimer, articles labellisés…, au fil des années la communauté wikipédienne a accru ses règles de vigilance. Les vandalismes célèbres, parfois graves, semblent aujourd’hui plus mineurs, plus succincts, mais restent toujours d’actualité. On ne compte plus les journalistes ou les personnalités politiques qui se sont fait piéger par Wikipédia.

Personnalités imaginaires, citations inventées

En 2010, à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, Ségolène Royal cite sur sa page Facebook Léon-Robert de l’Astran, humaniste rochelais. L’homme n’a pourtant jamais existé : la citation a été plagiée sur une page Wikipédia par une conseillère de l’ex-candidate à la présidentielle. Un an plus tôt, dans le cadre d’un exposé, un étudiant irlandais prête une fausse citation à Maurice Jarre, peu de temps après l’annonce de sa mort, sur sa fiche. La citation est reprise par le quotidien anglais The Guardian dans sa nécrologie du compositeur. À l’opposé, les erreurs grossières sur les pages les plus mineures sont légion. Mister T, le “Barracuda” de L’Agence tous risques, “apparaît en 2009 sur les écrans dans une émission de cuisine”, selon Wikipédia. Totalement faux et simple canular entre amis.

Des plaisanteries douteuses aux méprises innocentes, le fardeau est souvent plus lourd à porter que les inexactitudes d’Universalis ou de Larousse. Résultat, les suspicions persistent. En mai 2011, l’AFP interdit à tous ses journalistes d’utiliser Wikipédia comme source, et déclare : “Le mode de rédaction participative de cette encyclopédie en ligne ne répond pas à nos critères de fiabilité.”

Pastafarisme et Pokémons

“Wikipédia n’a pas forcément des erreurs de contenu, mais des erreurs d’organisation”, explique-t-on chez Universalis. “Le savoir n’est pas hiérarchisé. Un gagnant de la Star Academy peut avoir une fiche beaucoup plus grande que celle de Newton”, analyse Farid Sidi-Boumedine, doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lyon.

Dès sa création, Wikipédia a voulu lister toutes les connaissances existantes, au risque de se perdre dans des flots de culture populaire. “Ce qui m’intéresse sur Wikipédia, c’est qu’il n’y a pas que des savoirs académiques. Il y a aussi des amateurs, des passionnés”, défend le philosophe et chantre de la contribution Bernard Stiegler. Un footballeur oublié du Kirghizistan côtoie Michel Platini, les centaines de personnages Pokémons cohabitent avec Darwin, et le “pastafarisme” – la religion du spaghetti – voisine avec le pénis de Raspoutine. On touche alors à la définition même de l’encyclopédie.

Un dilemme pour les profs

“Je crois qu’il y a un énorme malentendu. Wikipédia n’est pas une encyclopédie”, expose Farid Sidi-Boumedine. -pedia vient de “pédagogie”, et “encyclo” vient de cuclos, qui signifie le “cercle”. Ce qui est en dehors du cercle ne fait pas partie du savoir. Non seulement on sélectionne ce savoir, mais en plus on est didactique. On ne va pas avoir un discours de chimiste, mais on va avoir un discours de pédagogue”, ajoute l’enseignant lyonnais. Une critique que rejette Jean-Noël Lafargue, maître de conférences associé à l’université Paris 8 : “Pour Diderot, l’encyclopédie devait être un processus constant. Je remarque que beaucoup d’enseignants du secondaire disent à leurs élèves “N’utilisez jamais Wikipédia”. Ils ont tort, car il faut juste enseigner comment on l’utilise, pas en proscrire l’usage sans solution de rechange.” “Je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a mis en garde, durant mes études, au sujet de Wikipédia”, confirme Georges Drapier, étudiant en géographie et administrateur du site.

En France, allant à l’encontre du scepticisme du monde de l’éducation, des professeurs, tel Jean-Noël Lafargue en histoire de l’art, ont pris l’initiative de proposer à des étudiants d’enrichir le site collaboratif dans le cadre de leur formation. “Il me semblait important de sensibiliser les étudiants à Wikipédia et à son fonctionnement. Avant tout pour qu’ils apprennent à ne pas se satisfaire de copier-coller pour leurs devoirs, qu’ils sachent que l’encyclopédie en ligne est un merveilleux outil de connaissance et une excellente porte d’accès au savoir, sans être pour autant une référence universelle”, avance Jean-Noël Lafargue.

Liberté, égalité, fraternité ?

Jimmy Wales 1 ()

En janvier 2011, Jimmy Wales prend un coup de colère contre certains contributeurs. “Nous ne sommes pas démocratiques, nos lecteurs corrigent nos articles, mais nous sommes en fait des snobs. Notre communauté préfère les contributeurs férus de connaissances et estime que certains sont des idiots et ne devraient jamais écrire dans Wikipédia”, déclare alors le fondateur de l’encyclopédie dans les colonnes du Figaro. Une analyse partagée par Jean-Noël Lafargue : “Comme n’importe quel club, Wikipédia a ses membres “anciens”, qui sont souvent un peu jaloux de l’encyclopédie, qu’ils considèrent comme leur chose, et ils ont tendance à être désagréables avec les nouveaux venus.”

Face à ces pratiques autocratiques, un ex-administrateur de Wikipédia a fini par fonder Wikibuster, une encyclopédie critique. “Les internautes ignorent que les articles sont fortement orientés et contrôlés par une clique de quelques dizaines d’administrateurs cyniques”, explique l’ancien Wikipédien. La colère de Jimmy Wales cache en réalité une profonde désillusion : la parfaite connaissance des codes, des règles de l’encyclopédie, amène certains anciens à se comporter en véritable collège d’experts. À l’opposé des valeurs universelles et libres de Wikipédia, et finalement dans le même esprit qu’une encyclopédie classique.

En 2011, une étude du laboratoire breton M@rsouin, en partenariat avec Wikimédia, a démontré que le contributeur moyen est un homme, jeune, étudiant, qui habite en Europe ou aux États-Unis. “Wikipédia est ouvert à tous. Mais c’est vrai que moi, une femme de 43 ans, avec deux enfants et un boulot, je suis une erreur”, concède Florence Devouard. Sans l’apport d’une importante partie de la population mondiale, la neutralité paraît soudainement utopique. Sur la version francophone, seulement 2 % des visiteurs proviennent d’Afrique subsaharienne. Pour remédier à ces inégalités, Wikimédia vient de lancer Wikipédia Zéro, qui permet d’utiliser gratuitement une version réduite de l’encyclopédie via son téléphone portable. Car, en Afrique, les connexions à Internet se tissent en majorité par les smartphones. En passant des accords avec Orange, Wikipédia a ainsi augmenté de près de 80 % son trafic au Niger en l’espace de quatre mois.

Drôle de guerre

“Le message implicite de Wikipédia, c’est le relativisme : chacun sa vérité. Je vous donne les faits sur un ton neutre ; le reste, les valeurs, tout cela relève de la méprisable subjectivité”, explique Jacques Dufresne, fondateur de L’Agora, encyclopédie canadienne en ligne. Le relativisme est un des principes directeurs de Wikipédia, lié à sa neutralité. Dans l’article sur le 11 Septembre, par exemple, un lien renvoie vers une énorme page “Théories du complot à propos des attentats du 11 septembre 2001”. Un article démesuré, à faire pâlir la courte biographie de Khalid Cheikh Mohammed, considéré comme le véritable cerveau du 11 Septembre.

La neutralité de point de vue permet ainsi aux sectes, aux groupes extrémistes, aux aficionados du complot ou de l’obscurantisme d’alimenter les théories les plus farfelues. Les articles religieux ou politiques, les plus délicats à gérer, se révèlent ainsi pauvres en contenu et d’un style plat, car il apparaît souvent impossible de trouver un consensus. “Nous évitons d’intervenir sur des sujets délicats, pour ne pas se mettre à dos la communauté”, explique Arnaud Fafournoux, administrateur de Wikipédia. À ce sujet, Désencyclopédie, le site parodique de Wikipédia, reste le plus pertinent : “Ne dites jamais ce que vous pensez. Ni le contraire.”Le relatif anonymat des contributeurs peut poser de vrais problèmes d’indépendance éditoriale. Les entreprises ou les groupes politiques sont souvent tentés de modifier leur propre fiche ou celle de leurs adversaires.

Des IP révélatrices

Le résultat d’un “Whois”, qui permet à partir d’une adresse IP (numéro qui permet d’identifier un ordinateur) de retrouver son propriétaire, peut s’avérer surprenant. Ainsi, le 1er novembre 2011, l’IP 62.23.231.20 a modifié la page de Lyon Capitale, en ajoutant un paragraphe relatif au licenciement de trois salariés du journal. Surprise : cette IP renvoie directement au réseau de la mairie de Lyon... Gérard Collomb aurait-il installé un service Wikipédia à l’hôtel de ville ? On a retrouvé en tout cas trois ordinateurs de la ville anonymement actifs sur l’encyclopédie en ligne, qui ont tenu à ajouter à la postérité du maire de Lyon qu’il “a été l’inspirateur du débat entre Ségolène Royal et François Bayrou entre les deux tours” de la présidentielle 2007. Par le même procédé, en 2005, un ordinateur du ministère de l’Économie et des Finances a modifié le passage concernant l’appartement de fonction de Jean-François Copé, alors que celui d’Hervé Gaymard était dans le collimateur des médias. En 2007, un salarié de Publicis supprime Saatchi & Saatchi, sa concurrente, de la liste des agences de publicité de l’encyclopédie. Grâce à un informaticien américain, Virgil Griffith, et à son logiciel WikiScanner, qui scanne les adresses IP, on sait aussi que le FBI retire des images de Guantanamo ou que le Vatican modifie la page de Gerry Adams, le leader catholique irlandais du Sinn Féin.

Indignés, Anonymous, Wikipédiens

Placé dans les premiers liens des moteurs de recherche, Wikipédia détient un poids économique, politique et culturel hors du commun. “Vous cherchez “Religion” dans Google. La loi du nombre, l’opinion majoritaire, vous proposera d’abord le point de vue de Wikipédia. Sauf exception, c’est en effet le dossier de l’encyclopédie qui figure en tête de la liste des résultats”, lance Jacques Dufresne, en détracteur du libre.

“Rien n’est libre. Il n’y a pas de gratuité. Il y a de l’investissement, il y a de la valeur”, prévient, réaliste, Bernard Stiegler. Le risque serait de faire confiance, les yeux fermés, à la mansuétude déclarée de Wikipédia. “Les principaux dangers de l’ensemble Wikimédia sont liés à sa nature même : une fondation privée détient le fonds éditorial et les moyens, ce qui pose d’emblée le problème de l’indépendance de la politique éditoriale”, explique un membre du blog “Indépendance des chercheurs” de Courrier international. L’encyclopédie sait en effet user de son rapport de force politique.

Début octobre 2011, le Parlement italien est en phase d’adoption d’un projet de loi sur les écoutes. Un amendement rend possible la modification d’une publication en ligne jugée diffamatoire sur simple demande. En colère, les contributeurs appellent à la grève. Le Wikipédia italophone est censuré pendant quarante heures. Les médias relayent l’événement et l’amendement est enterré. En janvier 2012, pour protester contre le projet de loi SOPA aux États-Unis, sorte de super-Hadopi qui renforce le droit d’auteur, Wikipédia a censuré pendant une journée l’accès à sa version anglaise. Soit 25 millions de visiteurs uniques quotidiens.

“Wikipédia ne sera jamais terminée”

“Wikipédia est une utopie. Même les fondateurs le disent : c’est un projet qui ne sera jamais terminé”, analyse Farid Sidi-Boumedine. Mais l’utopie est tenace, et Wikipédia reste bien ancré dans la réalité. Les projets de Wikimédia et les partenariats – Versailles, le musée de Cluny ou la BNF, pour la France –, l’amélioration des sources et le tassement du vandalisme incitent à l’optimisme. “Wikipédia est une très bonne initiative, un projet très intéressant”, glisse, en bonne concurrente, Carine Girac-Marinier, directrice des encyclopédies Larousse. “On est en train de changer de modèle industriel, il faut inventer de nouvelles règles”, analyse Bernard Stiegler, qui ajoute : “C’est très bien qu’il y ait une mutualisation des coûts.” Et si le modèle de Wikipédia – collaboratif, libre, invitant à la discussion, au consensus, et remettant en question l’expertise des encyclopédies – n’était qu’un reflet des mutations démocratiques actuelles ?

“Je fais partie de ceux qui pensent que la culture “amateur” – Wikipédia, le libre – n’est pas la cause de cette dégénérescence culturelle, mais au contraire une saine réaction, une appropriation de la culture, du savoir, des outils, par de simples particuliers. Cela va aussi avec les Anonymous et autres Indignés qui réclament le droit au débat démocratique, non pas en tant que dirigeants ou en tant que dirigés, mais en tant que citoyens et en tant qu’individus”, conclut Jean-Noël Lafargue. Et si Wikipédia, plus que Facebook ou Twitter, et plus de douze ans après sa création, était le réseau social le plus influent sur son temps ?

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