ENTRETIEN – Avec le premier rapporteur spécial de l’histoire des Nations unies pour le droit à l’alimentation (2000-2008), actuel vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’Onu et professeur de sociologie à la Sorbonne, le Suisse Jean Ziegler. Qui est également l’auteur de Destruction massive, géopolitique de la faim*, un plaidoyer glacial pour une “insurrection des consciences”.
(Cet entretien est paru dans Lyon Capitale n°707, janvier 2012.)
Lyon Capitale : Les 352 pages de votre dernier livre sont truffées de chiffres tous plus atterrants les uns que les autres. Ainsi, toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim, près de 1 milliard d’êtres humains souffrent en permanence de la faim...
Jean Ziegler : L’un des droits fondamentaux de l’homme dit que tout individu a consubstantiellement droit, dès sa naissance, à l’accès à une nourriture régulière, adéquate, qui permette une vie collective et individuelle digne et libre d’angoisse. Or, ce droit est aujourd’hui le droit de l’homme le plus violemment, le plus brutalement et le plus cyniquement violé. Toutes les 5 secondes, dans le monde, effectivement, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim, 37 000 personnes meurent tous les jours et près de 1 milliard, sur les sept que nous sommes, sont en permanence sous-alimentées. Un dernier : l’humanité perd 1 % de sa population tous les ans, soit 70 millions de personnes. L’année dernière, sur ces 70 millions, 36 millions sont mortes de faim.
Autrement dit, au début de ce millénaire, la faim est un meurtre collectif et un massacre redoutable. Ces chiffres, qui proviennent de la FAO, organisation spécialisée des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, ne sont contestés par personne.
Vous parlez de la faim dans le monde comme d’un “meurtre”, d’un “massacre” qui relèverait du “crime organisé”...
Oui, car, toujours selon la FAO, l’agriculture mondiale, dans son développement actuel, pourrait normalement nourrir 12 milliards de personnes. Il y a eu une fatalité, il y a cent cinquante, deux cents ans. Les gens de la vallée du Rhône, d’ailleurs, ont émigré au-delà des mers pour échapper à la misère. Mais aujourd’hui, au seuil du troisième millénaire, grâce à une formidable succession de révolutions industrielles, il n’y a plus de fatalité, ni de manque objectif. Bien au contraire, il y a surabondance de nourriture. Donc, oui, un enfant qui meurt de faim est un enfant qu’on assassine.
Quels sont les points noirs de la faim dans le monde, la géopolitique de la sous-alimentation ?
Tout à fait statistiquement, le nombre des affamés le plus élevé se trouve en Asie : 556 millions de personnes y sont gravement et en permanence sous-alimentées. Mais, en proportion à la population, c’est l’Afrique qui arrive en tête : 36,8 % des Africains sont aujourd’hui gravement et en permanence sous-alimentés.
Il faut ensuite distinguer entre la faim “structurelle”, c’est-à-dire ce massacre quotidien qui se déroule dans une normalité glaciale et qui a lieu dans des pays du Sud où l’économie et les moyens de production sont insuffisamment développés – c’est la faim invisible, implicite du sous-développement et qui se reproduit biologiquement chaque année –, et la faim visible, celle qui fait périodiquement irruption sur nos écrans de télévision : c’est la faim “conjoncturelle”, qui se manifeste lorsque, brusquement, une catastrophe naturelle, une sécheresse, dévaste une région, ou lorsqu’une guerre déchire le tissu social.
C’est ce qui se passe dans les cinq pays de la Corne de l’Afrique...
Oui, là où la sécheresse rend le sol dur comme du béton, la nappe phréatique est à 60 mètres , le bétail meurt et les populations essaient de rejoindre l’un des dix-sept camps de renutrition des Nations unies. Dans ce cas-là, la population dépend totalement du Programme alimentaire mondial [PAM]. Il se passe là-bas un drame effroyable car le PAM, qui est chargé d’alimenter les plus affamés par des ampoules intraveineuses (leur métabolisme est complètement KO), le PAM, donc, a perdu en deux ans (1) la moitié de son budget de 6 milliards de dollars. Pourquoi ? Parce que les grands pays industriels, qui sont les donateurs, dévient tous cet argent destiné à l’aide alimentaire d’urgence vers leurs banques. Car le dispositif bancaire a ruiné les marchés financiers et que beaucoup de banques sont au bord de la faillite.
Le fameux banditisme bancaire. Concernant les famines, vous n’hésitez pas à parler de “banditisme alimentaire”...
En 2010, les pays de l’OCDE ont versé 349 milliards de dollars à leurs paysans – pour l’anecdote, le budget ordinaire de la FAO est de 349 millions de dollars, mille fois inférieur. Bref, il est tout à fait normal de supporter la production : dans les montagnes de Haute-Savoie, le petit paysan a besoin d’être soutenu. Mais les subsides à l’exportation, c’est carrément meurtrier. Ils sont responsables du dumping agricole des pays riches sur les pays pauvres. Ainsi, sur n’importe quel marché africain, on peut acheter des fruits et des légumes grecs, portugais, allemands ou espagnols à la moitié du prix du produit africain local. À quelques kilomètres de là, le paysan africain, qui s’épuise au travail avec femmes et enfants, n’a pas la moindre chance d’arriver au minimum vital.
L’hypocrisie de Bruxelles est abyssale : d’une part, elle fabrique la faim en Afrique et, ensuite, refoule par des moyens militaires les réfugiés de la faim qui tentent de traverser les frontières.
On marche sur la tête, c’est clair.
La commission de Bruxelles n’a aucune stratégie, mais surtout aucune solidarité avec les plus pauvres de ce monde. Elle a une politique de très, très courte vue.
Il s’agit ici d’une responsabilité étatique, voire supraétatique. Mais, aujourd’hui, ce sont les spéculateurs qui sont les principaux responsables. Les produits alimentaires sont d’ailleurs devenus les produits financiers les plus rentables...
Tout à fait. D’une part, après le krach financier, les grands spéculateurs ont migré des Bourses classiques vers les Bourses des matières premières, essentiellement les produits agricoles. Et, aujourd’hui, les grandes banques, les grands hedge funds font des profits absolument pharaoniques sur le maïs, le blé et le riz, qui sont les trois aliments de base pour 75 % de la population mondiale. Ces profits astronomiques, légaux, provoquent par ailleurs une flambée des prix : celui du maïs a augmenté de 93 %, la tonne de riz de 114 %. C’est une première dans l’histoire. Quand les prix flambent, les gens ne peuvent plus acheter.
À cause de cette flambée des prix, 69 millions de personnes supplémentaires – en plus de celles qui meurent chaque année – sont poussées dans l’abîme de la destruction de la faim. Selon la Banque mondiale, 1,7 milliard de personnes atteignent à peine le niveau existentiel.
À Davos, en janvier dernier (1), le Forum économique mondial a classé la hausse des prix des matières premières, notamment alimentaires, comme l’une des cinq grandes menaces, au même titre que la détention d’armes de destruction massive par les terroristes.
Il y a une anecdote. Le 5 octobre 2011, Nicolas Sarkozy a annoncé que le G20 de Cannes allait s’attaquer à la spéculation boursière sur les aliments. Dans le communiqué final du G20, il n’y a pas eu une seule ligne sur la question. Que s’est-il passé ? Entre l’annonce du chef de l’État français et la réunion de Cannes, il y a eu l’intervention des grandes multinationales alimentaires.
Elles sont une dizaine, de Monsanto [dont le siège en France est à Bron, NdlR] à Cargill, à contrôler tous les intrants, engrais, semences, etc., et à contrôler le prix du commerce des aliments de base. Ce sont des centaines de milliards de dollars en jeu. Louis Dreyfus a ainsi contrôlé 31 % du riz commercialisé l’année dernière, Cargill 26,8 % du blé. Et ces monstres froids ont un tel pouvoir que même les États les plus puissants se mettent à genoux. Nicolas Sarkozy n’a rien pu dire. Les États sont sous l’emprise des multinationales agroalimentaires.
Comment inverser la tendance ?
Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La France est un grand pays. La population peut imposer, demain matin, à l’Assemblée nationale, de réviser la loi sur les Bourses, de voter un alinéa de plus interdisant la spéculation. Karl Marx a dit que le révolutionnaire doit être capable d’entendre pousser l’herbe. Georges Bernanos a dit : Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres, changeons cet ordre cannibale du monde, car personne d’autre ne le fera. C’est une proposition qu’il fait.
L’arrêt du dumping est techniquement faisable. Tout dépend de l’éveil de la conscience publique, de notre mobilisation. Idem pour l’arrêt de la spéculation. Nous sommes proches de l’insurrection des consciences.
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* Jean Ziegler, Destruction massive – Géopolitique de la faim, éd. du Seuil, 2011.
(1) Cet entretien a été réalisé fin 2011, pour le mensuel Lyon Capitale de janvier 2012.
Le réchauffement climatique risque de jouer un rôle majeur dans le prix des matières premières alimentaires notamment. En effet, il se peut que la culture de certains aliments se fasse plus rare et qui dit plus rare, dit plus chers. Il ne sera pas étonnant de voir grimper le prix de certains aliments dans les prochaines années.