Mykola Cuzin* revient sur les manifestations qui ont eu lieu en Ukraine la semaine dernière, au moment où l’on commémore l’Holodomor. Une période tragique de l’histoire ukrainienne qui a vu des millions de paysans mourir, affamés par Staline dans les années 1930, dans l’indifférence générale du monde occidental.
Cette semaine a lieu à Vilnius un sommet qui aurait dû consacrer le rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne dans le cadre du “partenariat oriental” intéressant six pays de l’ex-espace soviétique. La soudaine volte-face du président Ianoukovitch il y a quelques jours vient d’enlever tout intérêt à ce sommet et de pousser dans la rue des centaines de milliers d’Ukrainiens partisans d’un rapprochement définitif avec l’Union européenne.
Ces manifestations ne sont pas sans nous rappeler la fameuse “révolution orange” de 2004. Vu de France, ce mouvement populaire massif étonne – le plus souvent – et agace même, parfois. Habitués qu’ils sont à se plaindre des lourdeurs administratives et des diktats du Parlement européen, nos concitoyens ont en effet du mal à comprendre que les Ukrainiens appellent de tous leurs vœux une coopération dynamique et approfondie avec une institution qui chez nous cristallise toutes les critiques.
Or, pour les Ukrainiens, la question du partenariat avec l’Union européenne est tout simplement une question de (sur)vie. En voici la raison : samedi dernier, au moment où l’Europe venait de recevoir un camouflet aussi brusque qu’inattendu de la part du président Ianoukovitch, l’Ukraine tout entière commémorait le 80e anniversaire de l’Holodomor (littéralement “faire mourir par la faim”), le génocide perpétré par Staline contre le peuple ukrainien en 1932-1933. Tout récemment s’est tenu en la mairie du 3e arrondissement de Lyon une exposition dont le titre était “Ukraine 1932-33, pour en finir avec le silence”. Le titre de cette exposition était, de ce point de vue, révélateur. Il y était question de SILENCE.
Un silence très utile à la géopolitique
En l’occurrence, malgré toutes les précautions prises et les démentis répétés par Moscou, les faits essentiels concernant la famine catastrophique qui toucha l’Ukraine en ces années 1932-1933 étaient connus à l’Ouest. De grands titres de la presse internationale comme Le Journal de Genève, le Chicago American, le Manchester Guardian, l’Osservatore Romano, L’Ordre, Le Matin… étalèrent pendant des semaines et en premières pages des photos et des articles relatifs à cette tragédie. De courageux journalistes dénoncèrent au péril de leur vie le massacre en cours. Les consuls et ambassadeurs en poste sur place envoyèrent des centaines de télégrammes à leurs chancelleries respectives. Ainsi le consul royal d’Italie, Sergio Gradenigro, écrivait-il en mai 1933 : “La faim continue à provoquer des ravages si impressionnants dans la population qu’on ne s’explique pas du tout comment le monde reste indifférent envers une catastrophe semblable.” La Croix-Rouge internationale et la SDN (1) furent alertées, en vain…
A contrario, le fait que certains journalistes renommés aient activement aidé les autorités soviétiques de l’époque à dissimuler ce génocide reste très troublant. C’est même cette étroite connivence qui allait alimenter le silence évoqué plus haut : celui des gouvernements du monde libre. Ainsi donc, au cœur de l’Europe de l’entre-deux guerres, un pays plus vaste que la France, doté d’une terre si riche qu’elle avait fait sa réputation auprès de la Grèce antique, se mourait, affamé et asphyxié par la volonté d’une administration stalinienne totalitaire et implacable, sans qu’un seul État lève le petit doigt.
À l’époque, différentes forces travaillaient au rapprochement entre l’URSS et l’Occident ; le nazisme et le fascisme ne cessaient de progresser. Il ne fallait rien faire ni dire officiellement qui eût pu compromettre ce processus de rapprochement. Le renoncement diplomatique qui s’ensuivit fut un tel succès pour les autorités soviétiques que Roosevelt finit par reconnaître officiellement l’URSS en 1934 – signal de son admission dans le concert des grandes nations – et que Staline fut élu deux années de suite “homme de l’année” par le magazine Time. La France ne fut pas en reste, emportée par l’élan d’enthousiasme suscité par les éloges d’un Édouard Herriot totalement berné lors de son voyage dans l’Ukraine moribonde à l’été 1933.
Sans conteste un génocide
Aujourd’hui, quatre-vingts ans après, que reste-t-il de ces événements ? Il n’est bien entendu plus question de demander réparation, de porter l’affaire en justice. Le dernier haut responsable en fonction au moment des faits s’est en effet éteint en 1991, à l’âge vénérable de 98 ans. Il reste le devoir de mémoire et la justice morale qui doit être faite à l’ensemble des victimes de l’Holodomor. Après 1933 et jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine en 1991, le travail de mémoire a continué sur place dans la clandestinité ou dans la diaspora avec des moyens modestes. Puis les archives se sont ouvertes – partiellement, soit ! – et les derniers survivants ont pu être entendus officiellement. Enfin, en 2006, le Parlement ukrainien a adopté une loi déclarant que l’Holodomor était un génocide et punissant le négationnisme de celui-ci. À l’Ouest, des commissions d’enquête ont été constituées par des juristes et des universitaires et des travaux faisant autorité ont été publiés en nombre.
Mais la Russie, héritière revendiquée de l’ex-URSS et forte de son mandat permanent au conseil de sécurité de l’Onu, a toujours nié la particularité de l’Holodomor – parlant simplement d’une “catastrophe agricole à l’échelle de l’Union”… Les États-Unis ont toujours voulu éviter de prendre position officiellement pour ne pas mettre en porte-à-faux leur allié turc par rapport au génocide arménien, et le Parlement européen n’a pu aller plus loin que de condamner “un effroyable crime commis contre le peuple ukrainien et contre l’humanité” dans une déclaration en 2008. Il est très clair également qu’il existe derrière tout cela des considérations géostratégiques qui ont pour toile de fond l’accès aux ressources énergétiques considérables de la Russie…
Pour autant, lorsque l’on se penche sur cette tragédie avec un regard scientifique et dépassionné – presque froid, tant en la matière on demande toujours à la victime de prouver, de se justifier, d’argumenter, de faire abstraction –, l’on retrouve dans l’Holodomor ukrainien très exactement chacune des huit étapes constitutives d’un génocide telles que définies par Gregory Stanton, à savoir : la classification, la symbolisation, la déshumanisation, l’organisation, la polarisation, la préparation, l’extermination et l’étape ultime, la négation, afin d’effacer toute trace du crime. Au regard de ce processus complexe et mobilisant des moyens très importants, plus personne ne pourrait prétendre que ce génocide, comme tous les autres, n’était qu’un accident de l’histoire, la rencontre de causes fortuites ayant produit des conséquences catastrophiques…
Si l’on s’en remet à la source juridique de référence en la matière, à savoir la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, la conclusion reste la même. C’est à ce titre que, lors d’une intervention publique à New York en 1953, le père de cette convention, le juriste américain d’origine juive-polonaise Raphaël Lemkin, déclara : “Ce dont je veux parler constitue sans doute l’exemple le plus classique du génocide soviétique, son expérience la plus longue et la plus aboutie en matière de russification, c’est-à-dire la destruction de la nation ukrainienne.” Dans cette intervention très documentée, il expliquait que cette politique s’était manifestée dès la fin de la révolution par la déportation et la liquidation des élites intellectuelles (artistes, écrivains, philosophes, professeurs, leaders politiques), en plusieurs vagues, puis la destruction de l’Église orthodoxe ukrainienne en 1929, punie pour son indépendance, et enfin l’annihilation du cœur de la nation, à savoir la paysannerie, qui représentait à cette époque 80 % de la population ukrainienne, lors de l’Holodomor de 1932-1933.
Même la logique brutale d’un plan quinquennal imposé à cette époque à l’ensemble de l’Union soviétique ne dédouane nullement les responsables de l’intentionnalité propre à tous les génocidaires : lorsque, à l’hiver 1932, la famine et les épidémies ont commencé à causer des ravages parmi la population, techniquement la collectivisation voulue par Staline pour industrialiser l’URSS à marche forcée était achevée. Il faut bien se rendre compte qu’à l’époque la famine n’a touché que l’Ukraine, le Kouban, le Kazakhstan et le bassin inférieur de la Volga, c’est-à-dire des territoires ethniquement non russes. Plus avant, rien ne pouvait justifier les mesures spécifiques prises uniquement pour l’Ukraine, comme la fermeture des frontières, l’interdiction de l’entrée du territoire aux étrangers et de sortie des nationaux vers le reste de l’Union soviétique, l’interdiction faite aux paysans de quitter leurs districts pour aller chercher du secours en ville, les lois d’exception sur la propriété collective et le cannibalisme, les réquisitions massives incluant le bétail, la nourriture de base et les semences des familles… Rien, sinon l’intention d’anéantir la paysannerie ukrainienne. Cependant qu’en Ukraine mouraient quotidiennement 25 000 personnes au printemps 1933, l’URSS continuait à exporter vers le monde entier du beurre, de l’alcool de grain ou du blé, quand celui-ci ne pourrissait tout simplement pas dans les silos et les gares surveillés par l’armée et la police, parfois à quelques mètres des agonisants.
L’Holodomor aura causé au final la mort – aussi bien de faim que lors des déportations ou des exécutions – de près de 8 millions de personnes. Parmi elles, se trouvaient 3,5 millions d’enfants… Des centaines de milliers d’autres devaient rester orphelins.
Un choix pour l’histoire
Reconnaître aujourd’hui le Holodomor, le génocide ukrainien, ce n’est pas seulement une question de logique juridique – si l’on s’en réfère à la convention de 1948 – ni de courage politique… À ce jour, plus d’une vingtaine de pays et d’organismes internationaux ont franchi le pas. La reconnaissance pour laquelle les Ukrainiens se battent aujourd’hui va plus loin. L’Ukraine présente encore à ce jour les marques profondes d’une société post-génocidaire : une population de seulement 48 millions d’âmes pour le second plus vaste pays d’Europe et une population au tiers russifiée, résultat d’une vaste recolonisation des territoires de l’est par Staline, rendue urgente dès 1934 du fait de l’extinction massive des paysans ukrainiens. Également, la persistance de relations inégalitaires et tendues entre l’ancien colonisateur moscovite et l’ancien esclave ukrainien… Des relations tendues qui vont souvent jusqu’à l’ingérence politique, comme lors de la Révolution orange en 2004, ou l’interruption temporaire de la fourniture de gaz à l’Europe, plus près de nous. Une ingérence qui vient brutalement de s’imposer de nouveau à eux, nul n’ignorant en effet que le brusque revirement de Ianoukovitch n’a d’autre origine que les fortes pressions exercées par son homologue russe Poutine à la mi-novembre, en marge de la préparation du sommet de Vilnius.
Donc, si l’Ukraine est de nouveau dans la rue, c’est qu’elle porte dans son inconscient collectif les stigmates d’un massacre indicible, caché jusqu’à ce jour et qui lui font craindre une fois de plus (une fois de trop ?) pour sa pérennité. Fortuitement rapprochés par les hasards du calendrier, la commémoration du génocide et l’échec annoncé du sommet de Vilnius ne sont en réalité que les deux faces d’une même problématique : l’Ukraine a historiquement présenté depuis fort longtemps les caractéristiques d’une nation (identité culturelle, linguistique, religieuse…) et a toujours aspiré à être libre et indépendante, aspiration qui a failli lui être fatale en 1933… Si elle insiste tant aujourd’hui par la voix de son peuple à rejoindre l’Union européenne, c’est qu’elle sent que ce partenariat constituerait pour elle la garantie ferme et définitive de pouvoir se construire un avenir, une destinée bien à elle.
L’Europe, qui a cette fois-ci tant œuvré – c’est indéniable – pour la préparation de ce sommet, serait bien inspirée de rappeler quelques vérités à la Russie (notamment celle du Holodomor, elle ne pourra pas en faire l’ économie) pour faire définitivement pencher la balance du côté des aspirations légitimes d’un peuple qui a par exemple donné une reine à la France (Anne de Kiev, épouse du roi Henri 1er) et payé un lourd tribut à la lutte contre la barbarie nazie par le sacrifice de ses soldats et résistants (1,5 million de morts parmi les 8 millions de victimes ukrainiennes au total) lors de la Seconde Guerre mondiale. Que l’Europe ne l’oublie pas, au moment de faire le choix de poursuivre avec l’Ukraine ou de la vouer à être l’éternel appendice d’une Russie omnipotente. Ce choix sera vraiment un choix pour l’histoire.
(1) Société des nations, ancêtre de l’Onu (NdlR).
* Président du comité Ukraine 33 et du Comité pour la défense de la démocratie en Ukraine.