Vendredi 2 novembre 2001, les journalistes de Lyon Capitale ont réussi à faire entendre au vice-président chinois Hu Jintao le message du plus célèbre dissident chinois Wei Jingsheng. Trois semaines de préparation pour onze secondes de démocratie. Ou comment Lyon Capitale a gâché la venue du vice-président chinois. Souvenirs.
Mardi 16 octobre
Wei Jingsheng est à Paris pour la création d’une association rassemblant différents dissidents démocrates d’Asie. Nous le rencontrons à cette occasion. Il nous annonce qu’il ne peut pas répondre favorablement à notre invitation pour la venue de Hu Jintao : il doit être à Taïwan la première semaine de novembre. Nous lui demandons alors d’enregistrer un message pour Hu. L’idée plaît beaucoup à Wei, qui prépare minutieusement un discours de trente-six secondes.
Lundi 19 octobre
17h
Visite de la police
Les responsables de la sécurité de la visite viennent au journal. Ils repasseront en fin de semaine pour nous prévenir qu’ils ont l’ordre de ne pas nous laisser émettre le moindre son. L’un d’eux précise : “Le préfet nous a dit que les seuls qui feront chier, c’est vous. Alors on est venu vous voir.”
18h
Naissance de la coordination Wei Jingsheng
Dans les locaux de notre rédaction. Nous avons invité les associations protibétaines et les militants des droits de l’homme, avec qui nous avions monté la première opération Wei Jingsheng. Quelques autres nous rejoignent. Nous décidons de créer la “Coordination Wei Jingsheng, contre la visite du vice-président chinois” pour appeler à une manifestation commune jeudi soir. Outre Lyon Capitale et le Collectif Rhône-Tibet ( Lions des neiges et Soutien à la culture et à l’art tibétain), les signataires sont l’Observatoire international des prisons-Lyon, la Ligue des droits de l’homme-Lyon et l’Acat-Rhône (Association des chrétiens pour l’abolition de la torture et des peines capitales). On décide aussi de mener quelques opérations symboliques. Pour bien faire, on s’est réparti le travail : les associations s’occupent de la manif’ officielle du jeudi et de celles officieuses – avec quenelles et drapeaux tibétains – l’Ecole centrale d’Ecully le lendemain. Nous nous chargeons de diffuser le message de Wei Jingsheng place des Terreaux, lors de l’arrivée de Hu Jintao. Dans notre édition précédant la venue de Hu, nous appelons les Lyonnais à relayer ce message et distribuons un millier de CD. Radio Canut prépare de son côté une émission spéciale, lors de laquelle le message sera régulièrement diffusé.
MERCREDI 31 OCTOBRE
La guerre du son se précise
Nous avons appris par une fuite que la préfecture a prévu de diffuser de la musique chinoise, lors de l’arrivée de Hu Jintao, afin de couvrir toute prise de parole (démocrate) indésirable. En réaction, nous louons immédiatement une sono professionnelle, avec deux enceintes de 800 kW, nettement plus puissantes que celles de la police. Grillés par l’action de 1999, nos locaux ne sont plus utilisables. On installe donc ailleurs notre sono, dans un grenier du 3, place des Terreaux. Il a l’avantage d’être situé au-dessus de l’appartement de la standardiste du journal. Le matériel est lourd, il nous a fallu une quinzaine de personnes pour le monter en fin d’après-midi. Ce n’est pas très discret, mais aucun des policiers qui quadrillent la place depuis la semaine précédente ne repère notre manège.
JEUDI 1ER NOVEMBRE
Plan de rechange
Dans l’après-midi, nous avons pris contact avec des lecteurs dont l’appartement rue Joseph-Serlin donne aussi sur la place. Nous y installons une petite sono avec deux journalistes José et Jacques, pour multiplier les chances de réussite. Nous avons un temps envisagé d’y mettre la sono principale mais c’était trop tard pour le faire : la police est déjà omniprésente dans le quartier.
Manif’, fuites et RG
Lors de la manifestation, nous nous rendons compte que beaucoup de militants et de journalistes savent à peu près ce que nous préparons.
Comme nous reconnaissons plusieurs membres des Renseignements généraux dans le cortège, nous sommes particulièrement inquiets. A l’hôtel de ville, on dit à qui veut l’entendre : “On sait ce que prépare Lyon Capitale, ils sont maîtrisés.” Nous décidons alors d’annuler une réunion du collectif Wei Jingsheng prévue pour le soir, afin de limiter les éventuelles fuites. Nous lançons aussi des leurres, avec l’objectif de faire croire à la police que nous ferons quelque chose au journal et à la centrale du Bugey. Avec succès, puisque la rédaction sera littéralement encerclée par différentes forces de police. En rentrant au journal, nous sommes suivis par deux hommes baraqués, très certainement des RG. Nous les démasquons en faisant un tour complet de l’hôtel de ville. Cela confirme l’impression que nous avons d’être très surveillés depuis une quinzaine de jours. Nos téléphones ont d’ailleurs régulièrement des sonorités anormales…
VENDREDI 2 NOVEMBRE
4h35
RDV au commissariat
L’équipe de l’opération Wei Jingsheng (Philippe, Tim, Mouss, Fred et moi-même pour Lyon Capitale, ainsi qu’un journaliste de TLM qui couvre l’évènement) doit se retrouver à cinq heures du matin, place Sathonay. Mais presque tout le monde arrive en avance… et réalise que le point de RDV est situé devant le commissariat !
5h05
Opération Traboule 2
Par groupe de deux, nous nous dirigeons vers notre planque. Une voiture de police fait la garde place des Terreaux. Pour ne pas se faire remarquer, nous avions repéré une traboule la veille. Le parcours est discret mais compliqué : il faut entrer par la rue Sainte-Catherine, monter au deuxième étage, passer sur un toit, se glisser à travers une petite grille et ainsi rejoindre la cage d’escalier du 3, place des Terreaux et alors monter au grenier. La préfecture avait pourtant annoncé qu’elle surveillerait attentivement les traboules, qui en 1999 avaient déjà permis à Wei Jingsheng de rejoindre notre rédaction. Visiblement, elle ne connaissait pas celle que nous avons utilisée.
5h20
On entend tomber la poussière
Nous commençons à installer la sono et à faire les branchements. La veille, nous avions couvert les fenêtres du grenier de papier noir, afin de pouvoir cacher les enceintes derrière. Dans le noir et la poussière, pas évident de déplacer plus de cent kilos de matériel et de le monter sur la mezzanine. Le tout en faisant le moins de bruit possible.
6h30
Wei tousse
Le matériel est en place. Il faut le tester, car nous savons que nous n’aurons pas de deuxième chance. Tim lance le CD du message de Wei, le volume au minimum. C’est encore trop fort pour nos nerfs. Mais heureusement, nous ne sommes pas repérés.
6h35
Casse-croûte et casse-nerfs
Le plus dur commence : l’attente. L’arrivée de Hu est prévue pour midi et demi… Fred nous laisse pour prendre quelques photos et faire le guet à l’étage du dessous, chez Dominique notre standardiste. Pour passer le temps, nous avons prévu un petit encas : chocolat, fromage, charcuterie, boîtes de thon et de hareng au vin blanc, arrosés de café et de Châteauneuf-du-Pape. Vu l’heure, la bouteille sera à peine entamée. Le stress monte. Dès que l’un se lève et fait craquer le plancher, les cheveux des autres se dressent. On discute à voix basse et le temps coule finalement assez vite. Mais nous redoutons à tout moment une intervention policière, en se disant qu’il est impossible que nous n’ayons pas été repérés
9h
Gare aux hélicos
Le jour s’est levé. Deux hélicoptères inquiétants sillonnent le ciel.
11h
En position
L’équipe se met en place, au cas où Hu Jintao serait en avance. Philippe monte sur la mezzanine où sont situées les baffles. Il fait le guet grâce à un petit trou dans le papier noir qui recouvre la fenêtre. Mouss écoute à la porte l’éventuelle arrivée de la police. Tim s’assied devant les platines. Je garde mon portable allumé pour faire la liaison avec la rédac’ et Fred. La rédac’ nous envoie un texto pour nous prévenir qu’un dispositif sophistiqué d’écoute a été mis en place. Désormais, nous ne communiquons plus que par signes.
11h20
Snipers en place
Fred nous prévient par texto “Snipers en place”. Notre sang se glace à l’idée, d’un accident, d’une “bavure”. Philippe commence à réaliser l’importance du dispositif policier et notamment les guetteurs placés sur les toits de la mairie.
11h25
Vingt petits nems
Philippe commence à entendre le message de Wei Jingsheng, diffusé par des particuliers habitant à proximité. On en comptera en tout une vingtaine. L’appel aux Lyonnais pour qu’ils diffusent le message de Wei Jingsheng a donc été entendu. Ce succès de ce que nous avions appelé par amusement “opération petits nems”, nous donne du baume au cœur. Reste à mener à bien “l’opération rouleau de printemps”. À l’arrivée de Hu, le discours de Wei est lancé en boucle pendant cinq bonnes minutes. Le bruit est assourdissant, on s’entend à peine parler.
12h05
Descente de police
Mouss entend trois policiers à l’étage du dessous. Le sol de ce grenier est très mince, nous distinguons parfaite- ment leur conversation. Ils viennent en fait demander à Fred, notre photographe, de redescendre. Son zoom a fait peur aux snipers postés en face. Notre cœur s’arrête de battre lors- qu’un des policiers essaye d’ouvrir la porte du grenier. Constatant qu’elle est fermée à clef, il n’insiste pas. On a eu chaud.
12h10
Faux départ
La rédaction nous envoie un message “Go”. Tim branche la sono. Il la coupe immédiatement quand la rédac appelle pour dire que c’était une erreur. Heureusement, le volume est resté au minimum. En bas la police n’a rien remarqué.
12h30
"Go"
On commence à entendre les sirènes du cortège officiel et une musique chinoise monte progressivement. Elle couvre les “petits nems”. Les voitures noires arrivent sur la place, Philippe attend qu’elles s’immobilisent et lance le top. De son point de vue il ne peut pas voir les marches. Quelques minutes plus tard, la rédac’ nous annonce que Hu Jintao a entendu le message (Sur les ondes de TLM, on constate clairement que Ju Hintao a entendu les onze premières secondes du message de Wei).. C’est l’explosion de joie. Elle est de courte durée.
12h40
Toc toc toc, c’est la police !
Le message de Wei passe en boucle à fond depuis cinq minutes, lorsque la police commence à tambouriner à la porte. Je vais leur ouvrir. Un peu surpris de ce peu de résistance, les policiers en civil hésitent puis se précipitent vers l’intérieur. Je les suis et crie à Tim de couper le son. Ils tombent alors sur Mouss, qui est immédiatement plaqué contre le mur et menotté. Les bracelets lui seront assez vite enlevés mais il est le seul à avoir eu droit à un tel traitement. Il est aussi le seul Maghrébin du groupe.
12h41
L’accident
Un autre policier commence à tirer les câbles des enceintes, situées sur une mezzanine à trois mètres de haut. L’enceinte bascule. Je tente de le raisonner en lui disant de ne pas les faire tomber, qu’il suffit de couper le son. Un de ses collègues vient d’ailleurs de le faire. Il hésite puis se retourne et tire à nouveau le câble avec la volonté évidente de faire tomber l’enceinte et de casser du maté- riel. Acte stupide et dangereux, puisque trois personnes se trouvent en dessous : le cameraman de TLM, moi et lui-même. L’enceinte de trente-sept kilos tombe finalement juste au-dessus de ma tête. Je parviens avec l’aide du policier – qui réalise alors sa bêtise – à la retenir dans sa chute. Pas suffisamment pour l’éviter. Je la reçois en plein visage mais m’en sors à bon compte avec "seulement" quatre points de suture à l’arcade sourcilière. Vu le poids de l'enceinte et la hauteur de la chute, on pouvait objectivement redouter le pire.
13h
Deux pompiers et au poste
Sonné mais conscient, je reste allongé sur le sol jusqu’à l’arrivée des pompiers. Les policiers obligent les autres journalistes à descendre. Ils restent alors une dizaine de minutes sans nouvelles. Lorsque je redescends, les pompiers demandent à ce que je sois immédiatement emmené à l’hôpital. Les policiers acquiescent et font entrer tout le monde dans un “panier à salade” de haute sécurité, destiné au transfert des prisonniers. Nous sommes enfermés dans des cellules individuelles sans fenêtre et emmenés au poste, sans escale à l’hôpital... Sur la route, je recommence à saigner. Le policier de faction hésite à ouvrir la porte mais finalement préfère rouler les Kleenex pour me les faire passer à travers les grilles. On ne sait jamais.
17h
Quatre heures d’interpellation
À l’hôtel de police, nous retrouvons l’autre équipe (Jacques, José et le couple qui les hébergeait), qui a aussi été interpellée. Après les dépositions et un aller-retour à l’hôpital, nous avons été libérés vers cinq heures. Rien ne sera retenu contre nous. Même le délit d’offense à chef d’État ne semble pas correspondre à ce que nous avons fait. En démocratie, ce sept heures d’attente, c’est long ! Surtout quand il fait froid et qu’il faut bouger le moins possible.
Bravo, et pour cette action, et pour cette description haletante.Faire cela aujourd'hui serait sans doute plus difficile et plus risqué, mais certes pas impossible.