Andrea Petrini est journaliste tous azimuts. Il habite Lyon et est l'un des "chairman" du World's 50 Best Restaurants, le top 50 des meilleurs restaurants de la planète, dont le palmarès sera dévoilé ce soir, à Londres.
Qui sont les jurés ?
“Cette année, il y a 36 votants par région : 10 cuisiniers, 10 restaurateurs, 10 journalistes, 5 amateurs éclairés – des malades de la bouffe qui chaque week-end prennent easyJet pour aller chez Quique Dacosta, en Espagne ou à Tombouctou – et le chairman.
Sachant qu'il y a 26 régions et que chacun des jurés vote pour ses 7 restaurants préférés, ça fait un total de 6 552 votes. Pour la France, dont je suis président, je n'ai pris que des gens vaillants, gaillards et intelligents.”
Pourquoi ce classement fait autant râler certains ?
“Cela fait quatre ou cinq ans que je m'occupe de la France. Avant, je m'occupais de l'Italie.
Mon prédecesseur chairman, c'était François Simon (ndlr, le critique culinaire du Figaro et de la chaîne D8). Il faisait son précieux. Après, il a fait sa sortie théâtrale (ndlr : il avait vivement critiqué le classement : “la récompense était plus une question de notoriété que de qualité. Une nomenklatura de la bouffe qui essaie de modifier les opinions juste pour une coterie de copains avec lesquels ils vont boire des coups avec des billets d’avion offerts”). Il m'a proposé de représenter la France. En Italie, il y a une génération de quadras qui voyage beaucoup plus que les Français. Ils sont très ouverts d'esprit. Idem pour les journalistes. En France, c'est plus compliqué. On voyage moins à cause d'une vision parisiano-centrée. Le 50 Best, ça fait chier les vieux cuisiniers qui ne sortent pas de leur cuisine ou de leurs réseaux Relais&Châteaux. Quant aux journalistes, ils partent en week-end à l’œil à l'heure de l'agneau de Sisteron...”
C'est quoi au juste le 50 Best ?
“Le 50 Best est devenu un truc hyper important au niveau mondial. À l'origine, il y avait une revue anglaise, Restaurant Magazine – un peu comme L'Hôtellerie Restauration chez nous – pas très bandante. En 2002, le rédac' chef, un jeune fou un peu dingue, faisait le planning des événements pour l'année. Il était en manque de sujet pour le numéro de mai. Il a alors eu l'idée du 50 Best. Il a recruté entre 10 et 20 mecs anglo-saxons et italiens. C'était un petit sujet pour le mois de mai.
En juin de la même année, j'étais chez Ferran Adrià, à Barcelone qui nous présentait la maquette du elBulli Books. Ferran m'a dit qu'il était le n°1 mondial. En 2003, j'ai fait partie du jury pour l'Italie. C'était pas très réussi. Mais ils ont élargi la palette des gens. 2004, c'était encore mieux. En 2005, on a organisé de façon plus sérieuse le truc. C'est devenu quelque chose de couillu avec une vraie réflexion. Et là, les problèmes ont commencé car ça devenait mondial.
Les gagnants paient leur billet d'avion et leur hôtel. C'est devenu une fête mondiale. Il y a des événements qui se créent autour de ça. Tout le monde y va, tous ceux qui peuvent payer le billet.
Sauf les Français. De mémoire, les trois Français qui se sont déplacés, c'est Pourcel, Barbot et Inaki. Et une seule fois Troisgros. Il m'avait demandé l'année suivante : “Ils font quoi les autres cuisiniers trois étoiles ?”. C'est complètement moutonnier.”
C'est la cuisine des castes...
“Exactement. Ça en dit long sur la logique des castes de cuisiniers en France. Ce qui les emmerde dans le 50 Best, c'est que ça vient d'un journal anglais au départ. La plus grosse polémique c'était quand le Fat Duck était n°1 : “Quoi, un anglais !?”. Après, ce qui les emmerde, c'est qu'avant, il y avait les chroniqueurs gastro traditionnels. Il y avait une signature, une gueule, des guides, bref, quelque chose de tangible. Là, ils sont jugés par un truc international, des Chinois, des Italiens, des Turcs, des types d'Amérique centrale, etc. Ils se demandent : “Qui a voté ? Ils ont la preuve de ça ou ça ?”. En fait, ils n'ont plus leur journaliste à qui ils offraient le dîner contre un bon papier.
Plus globalement, le contexte c'était que le Michelin était en perte de vitesse. Il était accroché à une certaine idée du luxe qui ne correspondait plus à l'attente des gens. Là, il y avait un autre critère de sélection.”
Le 50 Best serait donc un anti-Michelin ?
“Non, non, pas du tout, même s'il n'y a rien de plus éloigné de moi que le Michelin. On ne donne pas de jugement : style “Noma est le meilleur restaurant de l'univers”.
Le 50 Best, c'est une image du resto qui a été le plus dynamique, qui a le plus fait parler de lui dans l'année. Il faut goûter à 7 restaurants dont au moins 3 à l'étranger. Si je fais la découverte de ma vie en Chine et qu'il n'y a que moi à voter, c'est inutile.
Pour le dire autrement, le 50 Best, c'est une photographie à un instant t de ce qui se passe dans les cuisines de la planète. Les bourgeois, il y a un siècle, partaient avec leur guide Michelin pour éviter de tomber sur des pièges. Aujourd'hui, on voyage plus facilement. Tu trouves ton easyJet à quat' sous. Aujourd'hui, on peut aller n'importe où pour pas cher.
Je dirais que c'est un alter Michelin. En France, le Michelin reste peut-être un peu la référence mais pas dans les autres pays. Michelin a le couteau sous la gorge et doit trouver de nouveaux marchés, d'où la sortie de nouveaux guides à l'étranger. Sans compter qu'il a été éclaboussé par différents scandales. Les chefs ont peur de parler. Michelin, c'est pas net. Il a clairement une perte de crédibilité. Et puis il arrive tout le temps après les autres.”
Le restaurant Noma, de René Redzepi, à Copenhague, truste la 1ère place depuis 2010...
“Noma, c'est le seul restaurant qui a tourné une page dans l'hégémonie de la cuisine espagnole (ndlr, elBulli a été n°1 en 2002, de 2006 à 2009 et dans le Top 3 pendant 7 ans d'affilée). Il a “révolutionné” le service : avant il y avait un sommelier, un maître d'hôtel avec un balai dans le cul. C'était le second qui apportait la soupe. Aujourd'hui, c'est suivi par tout le monde. Combien de cuisiniers ont fait sauter les nappes ? Même chez Ducasse, dans l'hyper luxueux Plazza Athénée, c'est épuré : on a remplacé les fleurs par des bouquets d'asperges.”
Que faut-il retenir de la décennie passée (le World's 50 Best Restaurants fête en réalité ses 11 ans) ?
“Tout a changé. Le 50 Best a accompagné les grands tournants idéologiques de la cuisine. Il y a eu la cuisine expérimentale de Ferran Adria puis René Redzepi et toute la cuisine nordique, brute, nature et locavore. Mais on ne tourne pas pour autant le dos au luxe : il y a toujours Gagnaire ou Passard dans les meilleurs. Mais il y a une idée de modernité.
En fait, on est passé du guide Michelin, colonel à la retraite, à un classement où les gens qui votent ont entre 30 et 50 ans. L'autre chose qui fait chier dans ce classement éphémère et conçu comme un guide. L'anonymat fait que ces cuisiniers sont pris à contre-courant. Et cela participe à la messe funèbre des guides.”