QUE SONT-ILS DEVENUS ? - Chaque lundi, nous vous présentons une personnalité lyonnaise qui a fait l'actualité et ne la fait plus. Cette semaine, Philippe Chavent, l'ex-patron du restaurant "La Tour Rose". Aujourd'hui, il dirige les "Muses de l'Opéra". Pour nous, il revient sur ces quelque 25 ans passés à la tête du restaurant situé dans le Vieux-Lyon et porte un regard désabusé sur l'évolution de la cuisine.
Dans les années 1990, il était à la tête de pas moins de quatre établissements dans le Vieux-Lyon : la Tour Rose (créée en 1975), un hôtel de douze chambres, les Terrasses de la Tour (version estivale du premier restaurant) et le Comptoir du Boeuf (bistrot). Un ensemble qui pouvait compter jusqu'à une centaine d'employés. Aujourd'hui, il est à la tête des Muses de l'Opéra avec, sous son commandement, dix personnes. Attablé à la terrasse des Muses, chemise bleue décontractée et clope au bec, il revient avec nous sur cette période où il était dans le Vieux-Lyon.
Pourquoi avez-vous revendu ces établissements ?
Les mentalités ont beaucoup changé dans la restauration et les gens ne mangent plus de la même manière. Au moment où le Vieux Lyon a été classé au Patrimoine mondial [le 5 décembre 1998, ndlr], je savais que le tourisme risquait de tout tirer vers le bas. J'ai donc su immédiatement qu'il faudrait arrêter la Tour Rose à un moment ou à un autre. Moi, je faisais de la cuisine pour vivre avec les Lyonnais. Alors que les touristes, ils viennent, ils partent... Du coup, les quartiers touristiques n'attirent pas vraiment la population locale. Et les gens ont fui ce quartier, malheureusement. Dans tous les quartiers touristiques, on y trouve des produits pour les touristes, au détriment de choses de qualité. Mais ce passage au Patrimoine mondial était indispensable à la Ville, donc c'est sans regret.
Pourquoi avoir voulu posséder autant d'établissements ?
La grande restauration n'est pas quelque chose de rentable, donc il faut absolument avoir des restaurants annexes ou d'autres activités autour pour pouvoir supporter les frais d'un restaurant dit "de luxe". La qualité, ça coûte cher : il y avait cinquante personnes qui travaillaient entre le comptoir et la Tour Rose.
Y a-t-il une anecdote qui vous a marqué tout particulièrement ?
(long silence) La Tour Rose, c'était ma maison ; j'y habitais dedans. Et, pendant vingt ans, j'ai donc été veilleur de nuit au sein de mon établissement. Et, se faire réveiller par Jeanne Moreau un matin vers 6h30 qui a une insomnie et qui demande un café, je trouve ça absolument extraordinaire. Ce qui est formidable, c'est que Lyon est une ville active. Un autre jour, Carole Bouquet me dit : "Ce soir, tu me fais un repas, j'invite Samy Frey. Ça fait deux ans qu'on joue une pièce de théâtre ("C'était hier" d'Harold Pinter) à Paris et on n'a jamais mangé ensemble." Ils jouaient depuis deux ans une pièce de théâtre et ils ne se connaissaient pas. À la fin, je lui demande : "Comment s'est passé ce repas ?". Elle me répond : "Han ! Il ne boit pas de vin et il est végétarien !"
Vous qui êtes toujours en activité, quelle différence observez-vous entre la clientèle actuelle et celle des années 1990 ?
La restauration a été obligée de s'adapter à la clientèle, alors que, jusqu'à maintenant, c'était l'inverse, c'est-à-dire que c'était les cuisiniers qui faisaient la mode. En cinquante ans, la cuisine a évolué à une rapidité folle : on est passé des années d'après-guerre (années 1950) où on avait faim et où les gens demandaient une cuisine riche à une cuisine plutôt réfléchie où on ne voulait pas grossir à partir des années 1970-1980. Et, aujourd'hui, on n'a plus faim. C'est donc une cuisine qui se voit, qui se goûte moins et où le cuisinier a du mal à trouver sa place.
Faire fonctionner un restaurant est-il donc plus difficile qu'il y a vingt ans ?
Ce n'est, ni plus facile, ni moins facile : c'est différent. Désormais, les gens mangent avec les yeux, beaucoup plus qu'avec leur palais. La restauration, aujourd'hui, est compliquée car on mange de plus en plus rapidement. Les restaurants font de la cuisine d'assemblage, achètent du tout-fait... Ils recherchent avec l'œil. Mais l'art, c'est un peu ça : le figuratif n'existe plus. Aujourd'hui, si vous ne faites pas de l'installation ou de la vidéo, ça ne marche pas ; vous n'avez plus la reconnaissance des conservateurs de musées. Dans la cuisine, c'est pareil : la reconnaissance va vers celui qui fait une sorte de cuisine d'installation. Ce qui m'ennuie, c'est que les jeunes cuisiniers sont obsédés par la vue, alors qu'ils devraient l'être par le goût : le principe du cuisinier, c'est que ce soit bon. Mon plus grand rêve est de faire manger des aveugles parce qu'ils font travailler des sens : quand on arrive avec une assiette, ils savent si ce plat est à eux ou à leurs voisins.
Que reprochez-vous à la nouvelle cuisine ?
Qu'elle soit molle et déstructurée. Ce qui est étonnant parce que les cuisines exotiques, souvent, ne sont, ni molles, ni déstructurées et à la mode. En fait, on a l'impression que la cuisine française est en train de nous échapper complètement mais, en même temps, on cherche ailleurs des saveurs plutôt fortes. Tout le monde veut aller au marché, mais ça ne suit pas dans l'assiette.
Qu'avez-vous appris de toute cette période à la tête de la Tour Rose ?
L'obsession. Il faut savoir ce que l'on a envie de faire de sa vie parce que c'est le seul moyen de faire les choses bien. Par contre, ce que je regrette, c'est que la baisse de la TVA ne se soit pas faite dix ans plus tôt. Cela nous aurait permis, dans la restauration de qualité, de mieux payer notre personnel et peut-être d'en avoir du meilleur aujourd'hui. Parce que c'est un métier où on a honte, tous les mois, quand on fait un chèque à son personnel.
Pour quelles raisons ?
Parce qu'on n'a pas les moyens de le payer à des tarifs normaux : on les paie trop bas ! Du coup, on ne trouve plus personne à force de tirer sur la ficelle !