"Qu'est-ce qu'une mère ?" interrogeait dans Lyon Capitale la psychologue Marie-Catherine Ribeaud. La philosophe Jean-Claire Fumet poursuit ce débat.
Quel beau mot, celui de mère. On le prononce et aussitôt surgit l'absente de toute enfance, l'être tutélaire, doux, aimant, protecteur, la belle, douce, tendre maman de nos rêves embués. D'elle, nous serons toujours déjà privés bien avant de cesser d'être enfant. Elle est le giron rêvé de nos incertitudes, de nos fragilités, le refuge de nos angoisses et de nos gros chagrins.
Et puis il y a des mères réelles, qui font ce qu'elles peuvent pour tenir comme elles peuvent une fonction si lourdement connotée, toujours forcément en-dessous de ce qu'exigent les rêves. Si on essayait, à l'occasion des débats actuels, d'en défaire l'entrelacs mythique pour y voir plus clair ?
A l'origine, il y a des ovocytes et des spermatozoïdes. Des cellules pas innocentes du tout, saturées d'informations génétiques déterminantes pour l'enfant à venir, dont on ne sait pas ce qu'elles vont comploter comme combinaisons inédites. La seule manière de les domestiquer : les rattacher fermement à une identité civile et familiale. Si on les laisse folâtrer dans la nature – ou plutôt dans les banques, les tubes à essais, les congélateurs et autres réservoirs – elles vont engendrer des enfants-de-personne, des orphelins biotechnologiques, ou accablés au contraire de pseudo-parents aux statuts incertains. Alors ordonnons ces cellules dans l'ordre de filiation civile patrilinéaire, et excluons toute forme d'anonymat, par l'équation géniteur = parent. Mais ce n'est pas si simple, en effet.
Qui seraient donc ces négligents producteurs de cellules germinatives qui sèmeraient à tous vents ? Pour les garçons, ces étourdis, dont l'imprévoyance a toujours pesé lourdement dans les risques de la vie sexuelle, rien de nouveau ; mais que penser des femmes qui laisseraient traîner leur progéniture potentielle n'importe où dans les laboratoires ? Seraient-elles si peu mères dans l'âme ?
A moins qu'en déposant leurs ovocytes, elles n'entendent faire don de ce peu d'elle-même qui n'est pas rien, mais qui n'est pas filial, pour que d'autres qui ne le peuvent pas deviennent mères. Et de la même manière, que les hommes qui donnent leur sperme n'agissent aussi dans le même esprit. On voit d'ailleurs mal comment il pourrait en être autrement, sauf à imaginer quelque pervers fantasme narcissique de reproduction forcenée. Mais alors ? Les cellules à féconder ne seraient pas vierges de tout substrat moral ? Ou plutôt : elles seraient porteuses d'une intention de parentalité pour autrui, désintéressée mais spirituellement efficiente. Mais pas d'une parentalité factuelle.
Peut-être la question :« Qu'est-ce qu'une mère ? » mériterait d'être posée autrement. Elle ferait sans doute un tollé sous cette forme, s'il s'agissait de déterminer aux points qui est la gagnante du titre, pour un enfant né de techniques de PMA (procréation médicalement assistée) sans projet ni attribution parentale déterminée. Mais peut-on imaginer une naissance irréfléchie dans un contexte aussi contrôlé ? Pourquoi ne pas se demander plutôt : qu'est-ce qui rend mère une femme, qu'est-ce qui rend père un homme ? Au-delà de l'acte, naturel ou artificiel, de fécondation, se joue un processus mental complexe, où s'enchevêtre une foule de représentations affectives, morales, imaginaires, cognitives, un grand remue-ménage intérieur qui ne va pas sans quelques éclaboussures. De cette aventure singulière, dont se gardera bien de déduire un modèle normatif, on peut peut-être prendre simplement l'idée que la parentalité se tisse dans un remodelage profond des identités personnelles, qui ouvre en creux la place pour un nouvel être.
En ce sens, le recours aux PMA n'apparaît comme un outil inhumain que si on le voit déconnecté des finalités humaines qu'il doit servir. S'il s'agissait de produire de la chair à pouponner sur demande, ce serait sans aucun doute une infamie au regard de la dignité des personnes à naître. Mais le débat actuel nous oblige à nous interroger non pas seulement sur les moyens techniques, mais bien sur les finalités collectives que nous pensons devoir poursuivre. Incriminer la technique comme un instrument fou, au nom du risque que ferait encourir son déploiement autonome, n'est-ce pas reléguer la question prégnante de ce qu'on peut s'accorder à exiger d'elle, en renonçant à rien lui demander ? La redoutable question qui se poserait alors, et elle est bien métaphysique, est celle de la valeur des normes naturalistes (et implicitement théologiques) qui nous épargnent en sous-main de penser à nouveaux frais notre organisation humaine.
La référence à la nature providentielle – « Mère Nature » - est saturée d'affects imaginaires et non interrogés. Séparons le symbole de la matière des faits. Côté symbole, la source originaire, la matrice substantielle traversée par le souffle de l'animation vitale, Aristote et la Genèse tendrement confondus. Côté matière, des produits organiques traçables, identifiables, rattachables aux corps qui en sont la source, et des technologies qui dissipent les incertitudes de la filiation biologique. Le mythe nourrit les âmes, et il nourrit aussi le corps, d'ailleurs, qui a ses pensées pleines d'images sensibles et de sensations vives. Le rêve d'une liaison substantielle entre les corps et les âmes, d'un tout secret qui unirait les êtres à leur insu, fonctionne très bien sans les données factuelles, contingentes, sans égards pour les aspirations des hommes, que nous fournit la science. Ne pas confondre, donc : la symbolique humaine se tisse dans le commerce des pensées, des affects et des corps, pas dans le déchiffrage du génome.
La nature biologique n'est pas une déesse personnelle, la matrice éternelle, norme suprême et source originelle, que nous choyons au creux de nos croyances. Ne lui demandons pas, en termes d'identité et de transmission, plus qu'elle ne peut donner ; ni le sang, ni les gènes ne charrient le code d'une existence humaine, pas plus qu'ils ne portent la nationalité ou le génie d'un peuple.
Alors combien de mères, combien de pères, des parents de quel genre, est-ce bien cela la question ? Si la parentalité désigne une qualité relationnelle murie au fil du temps et des échanges quotidiens, au gré de la patience des jours et du pli réciproque de la singularité de l'un aux autres, entre un enfant et un adulte ou un couple d'adultes, la réalité de l'être-mère ou de l'être-père ne s'impose-t-elle pas par l'expérience traversée ensemble, avant de valoir comme un titre ? N'est-elle pas le nom d'une conversion de soi vers l'autre, plus qu'une fonction emblématique ou juridique ? La quantification n'a pas plus de sens ici que dans le Jugement de Salomon : le partage de la parentalité n'a rien d'arithmétique.
Peut-être est-ce à cela, au fond, que les mutations de notre monde nous obligent à réfléchir, à ce difficile retour sur les fondements de nos repères, brutalement destitués de leur socle naturaliste par le progrès des biotechnologies. Une manière de ne pas oublier que les valeurs humaines, dans leur aspiration à l'universel, ne sont jamais écrites mais toujours à réinventer.
Jeanne-Claire Fumet, professeur agrégé de philosophie