S'appuyant notamment sur les observations qu'elle a pu faire durant sa carrière, la psychologue Marie-Catherine Ribeaud explore différents "scénarios" de parentalité et de filiation.
Il est beaucoup débattu ces temps-ci des questions nouvelles posées par l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, notamment celles autour de la filiation. Mais pour tout enfant adopté, la filiation revêt une signification particulière. Toutefois avant d’aborder cette question, je voudrai répondre à deux réflexions du précédent article de J.C. Fumet intitulé « fragile différence ». La première, au sujet de son amie en larmes : qui songerait à dévaloriser une mère qui a élevé seule sa fille, et à travers elle les milliers de femmes courageuses qui élèvent leurs enfants seules, la plupart du temps sans l’avoir choisi… La deuxième, concernant l’affirmation : la femme doit aimer le bébé qu’on lui donne.
J’ignore si ce dernier propos est provocateur mais ce fut longtemps la politique des services d’adoption : vous souhaitez un bébé mais on vous confie une fratrie, "ce sera ça ou rien". J’ai rencontré dans ma pratique professionnelle de nombreux effets catastrophiques d’un retour du refoulé chez des parents que pression ou chantage avait contraint à accepter un enfant trop loin de celui dont il rêvait. Sans qu’il soit question de "choisir" un enfant, il s’agit de prendre en compte les désirs et les réticences des futurs parents adoptifs, même s’ils paraissent irrationnels ou choquants : car si surprise ou déception peuvent exister lors de n’importe quelle naissance, pour les parents qui adoptent, un mouvement de recul autocensuré peut être d’autant plus dévastateur dans la relation à leur enfant que l’attente en a été longue et semée d’embûches.
Filiation : considérons pour l’instant la situation la plus classique. Imaginons Émilienne, la jeune fille fictive des précédents articles, abandonnée à la naissance ou un peu plus tard. Elle est adoptée à 4 ans après un passage en pouponnière, orphelinat ou famille d’accueil par un couple hétérosexuel sans enfant. Elle vient de France ou d’ailleurs, a peut-être dû apprendre une autre langue à son arrivée chez ses nouveaux parents. Peut-être ceux-ci lui ont-ils changé son prénom, pratique discutable mais courante. On s’aperçoit que même la situation la plus habituelle renvoie à la complexité générée par toute histoire singulière. Émilienne a (ou non) des souvenirs du début de sa vie, forcément jalonné de rencontres éphémères, donc de ruptures obligées. Limitons-nous aujourd’hui à une réflexion sur la filiation.
Cette jeune fille de 14 ans a grandi entre un père et une mère. Elle entre dans les turbulences de l’adolescence que ses parents, qui n’ont pas eu d’enfants "biologiques" (un mot qui convient mieux, à mon point de vue, à l’alimentation qu’à un enfant), auront tendance à attribuer à la situation d’adoption. À tort, le plus souvent, du moins en partie : les enfants d’aujourd’hui sont plus difficiles à élever que ceux d’hier. L’illusion de l’illimité, qui ne concerne pas seulement les appels du téléphone portable, contamine l’éducation. Les multiples écrans, de la game boy en voiture ou en salle d’attente, à la télé ou l’ordinateur dans la chambre, leur servent de doudou. Bientôt relayés par l’I Phone qui ne les quittera plus, à table ou à l’école, transformant ce qui avait une fonction transitionnelle, donc transitoire, en addiction permanente. Ajoutons la musique collée aux oreilles qui crée chez beaucoup d’entre eux, lorsqu’elle cesse, l’angoisse des "blancs" : ainsi appellent-ils le silence pourtant nécessaire à la réflexion et la concentration.
Oui, l’époque est difficile pour tous les parents déjà soucieux de l’avenir de leurs enfants dans le contexte actuel, mais souvent culpabilisés de ne pas leur donner tout ce que les autres possèdent dans un monde qui privilégie l’avoir à l’être. Mais un point différencie Émilienne des autres et fait d’elle une enfant différente : sa double filiation. La jeune fille, par son adoption, est inscrite symboliquement sur deux arbres généalogiques ; deux seulement dans sa situation, la plus classique. Du premier arbre le plus souvent, elle ne sait rien. Elle essaiera parfois de le retrouver, on appelle cela la quête des origines, et dans notre siècle qui privilégie le biologique (encore !) au symbolique ou au relationnel, on trouvera suspect si elle semble peu s’en soucier. Les reportages nous montrent pourtant la diversité des réactions dans ce domaine : à l’heure où j’écris, nous avons en France deux ministres "adoptés", d’origine coréenne, et leur point de vue à ce sujet sont diamétralement opposés : l’une tient à garder des liens avec son pays d’origine, l’autre se sent 100 pour 100 français.
Quant au deuxième arbre généalogique d’Émilienne, celui dans lequel elle est entrée en adoptant sa nouvelle famille, elle s’y inscrit au même titre que les autres membres de la famille : les parents de ses parents, vivants ou non, deviennent ses grands-parents, ses ancêtres, mais oui, même les ancêtres de ses parents deviennent les siens, fussent-ils européens et notre Émilienne fut-elle africaine, asiatique ou amérindienne. Sans oublier que notre probable origine commune se situe sur le continent africain. J’imagine que c’est dans cet esprit-là que notre administration a effacé de son acte de naissance la trace des origines d’Émilienne. À tort sans doute, et on parle aujourd’hui de modifier cette pratique. Mais l’intention n’était probablement pas uniquement négative, l’idée étant que l’adoption "plénière" portât bien son nom. Inscrire sur les papiers les traces de l’origine rétablira un lien perdu mais aura sans doute ses inconvénients, ses risques de stigmatisation : ce sera à voir à l’usage…
Car Émilienne oublie-t-elle son origine sous prétexte qu’elle ne la recherche pas ou en parle peu ? Souvent visible pour les autres qui ne se privent pas de la questionner là-dessus : D’où viens-tu ? Alors, elle, c’est ta fausse mère ? Tu aimerais retourner dans ton pays ? Aucune méchanceté le plus souvent dans ces propos d’enfants, juste de la curiosité, bien légitime. Émilienne répond selon son humeur, et beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, se sent fière de sa "différence", s’en servant parfois pour obtenir des bénéfices secondaires. Alors, oui, Émilienne a une double filiation. Les choses sont plus simples pour ses parents qui accueillent un enfant dans leur famille, dans leur arbre, tandis qu’elle restera toujours "entre deux", même si elle s’en accommode la plupart du temps. Si elle vient d’ailleurs, c'est-à-dire d’une autre culture, il pourra lui arriver, selon les moments de sa vie, de privilégier dans son for intérieur, voire d’afficher, l’une des deux origines. Le plus souvent, à juste titre, elle revendiquera la richesse de cette double culture.
Qu’en sera-t-il de la filiation forcément plurielle de l’Émilienne aux 4 mères de mon premier article ? Les 4 auront contribué à son existence, comme les pères et le géniteur. Leur importance dans son vécu viendra surtout des questions que se posera Émilienne par la suite, différentes selon les enfants : celles que se posent la plupart des enfants adoptés, en plus compliquées. Pour certains par exemple ce sera : à qui je ressemble ? Sachant ou ne sachant pas qu’elle porte des gènes d’ovocytes ou de spermatozoïdes anonymes. Pour d’autres : comment était ma première famille ? Sans oublier que la mère "porteuse" fut l’une d’entre elles et qu’Émilienne a vécu avec elle les 9 premiers mois de son existence. Ou qu’est-ce que cette cicatrice ? Et bien d’autres encore. Dans la situation classique décrite plus haut, les questions restent repérables, même s’il est souvent impossible d’y répondre. Mais quand celles-ci se perdent dans des abîmes d’inconnu, reflet d’un monde qui a oublié ses limites, resteront-elles supportables pour les enfants ? Pour eux, ne faisons pas l’économie de ces interrogations.
Marie-Catherine Ribeaud, psychologue, auteur de "Les enfants des exclus" et "La maternité en milieu sous-prolétaire", publiés chez Stock. Elle est aussi auteur d'un roman, "J'ai serré les poings et les dents", chez l'Harmattan (2013) et d'une nouvelle, "Mariage arrangé", chez JFE.
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