Le refus d’accorder de nouveaux droits de trafic à la compagnie émirienne continue de mobiliser le milieu économique et politique lyonnais, qui dénonce une volonté parisienne d’étouffer l’aéroport Saint-Exupéry. Il s’agirait surtout du prix à payer pour sauver Air France, expliquions-nous dans notre mensuel de février. Un article que nous republions ci-dessous.
“On va devenir quoi ? Un zoo avec des petits barbelés par-dessus lesquels on nous balance des cacahuètes ?” François Turcas, patron de la CGPME locale, est monté au créneau fin décembre avec ses collègues décideurs économiques pour dénoncer le refus parisien d’accorder de nouvelles liaisons à la compagnie Emirates au départ de l’aéroport de Lyon. Gérard Collomb comme Jean-Jack Queyranne ont embrayé. Tout le milieu économique régional y a vu une volonté d’empêcher le développement d’un aéroport qui, avec ses 8 millions de passagers annuels, fait encore pâle figure sur la scène internationale. “Lyon est le 47e aéroport européen et Rhône-Alpes la 7e région européenne, le déséquilibre est évident”, constatait le président du conseil régional.
Déficit de long-courriers
Les liaisons long-courriers sont en effet loin d’être légion. Une seule ligne transatlantique (Lyon-Montréal), quatre fréquences hebdomadaires vers les DOM, les cinq liaisons par semaine vers Dubaï et puis... c’est tout pour le trafic long-courrier. L’aéroport Saint-Exupéry est surtout tiré par les liaisons moyen-courriers des compagnies low cost. Alors, quand Emirates se voit refuser deux liaisons hebdomadaires supplémentaires (ce qui aurait fait une par jour) vers son hub de Dubaï et plus largement vers l’Asie, l’aéroport de Lyon, qui rêve d’international, ne peut que soutenir la compagnie.
“On a la chance d’avoir une région économique dynamique et exportatrice. Il y a une forte demande, on a le devoir d’y répondre”, argue Philippe Bernand, le président du directoire d’Aéroports de Lyon. Emmanuel Imberton abonde dans son sens : “Pour l’attractivité du territoire, il est très important d’avoir des lignes directes.” Le président de la chambre de commerce de Lyon met notamment en avant la présence d’Australiens et de Chinois à Lyon depuis l’arrivée d’Emirates. Même son de cloche pour François Turcas, président de la CGPME du Rhône, qui estime qu’il ne faut pas “pénaliser les chefs d’entreprise qui doivent se déplacer”, fustigeant par là ce qu’il appelle “un jacobinisme qui nuit au développement des régions”.
Concurrence déloyale d’Emirates ?
Face à cette position, la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) oppose une autre vision. L’instance qui accorde les droits de trafic explique le gel de ceux-ci par la concurrence déloyale d’Emirates au pavillon français. Concernant l’aéroport lyonnais, l’argument peut sembler a priori contestable. Emirates n’y représente en effet que 1,4 % du trafic, contre 32,3 % pour Air France. Deux liaisons de plus sur Lyon peuvent sembler une requête modeste.
Pourtant, pour Geoffroy Bouvet, le président de l’Association des professionnels navigants de l’aviation (Apna), la situation est trop grave pour accepter de nouvelles attributions : “Air France meurt tout doucement. Si Emirates se met sur les mêmes lignes, la compagnie est morte.” Cette position est confortée par le rapport Le Roux sur la compétitivité du transport aérien français. S’appuyant sur des chiffres de la Fédération nationale de l’aviation marchande (Fnam), celui-ci évalue l’impact de l’attribution d’une nouvelle fréquence long-courrier à un concurrent d’Air France à “une perte de marge de l’ordre de 25 millions d’euros et une perte d’emplois de l’ordre de 250 emplois basés [en France, NdlR]”. Aussi les rapporteurs préconisent-ils de “conditionner les nouvelles attributions de fréquences aux compagnies du Golfe et l’octroi de droits de trafic aux compagnies extracommunautaires au respect de règles équivalentes à celles s’imposant aux opérateurs européens dans le champ social et fiscal”.
La DGAC, par la voix de Daniel Bascou, chargé de la communication, ne dit pas autre chose : “Il est reproché aux compagnies du Golfe un manque de transparence financière, des formes de subventionnement de la part des États qui les contrôlent, un coût réduit d’accès aux infrastructures aéroportuaires, des conditions fiscales et sociales avantageuses et un accès au carburant à prix coûtant.”
La compagnie Emirates, propriété de la cité-État de Dubaï, dispose en effet de très nombreux avantages concurrentiels. Les redevances aéroportuaires payées par les compagnies aériennes à l’aéroport dubaïote sont notamment bien moins élevées qu’à Paris. Un fait que confirme Air France : “Le coût de traitement d’un Boeing 777 est de 14 700 dollars à l’aéroport Charles-de-Gaulle, contre 4 700 dollars à Dubaï.”
Cet avantage concurrentiel est d’autant plus important qu’Air France estime que ces coûts représentent environ un tiers du prix d’un billet. Le personnel navigant qui travaille sur les liaisons Lyon-Dubaï est également sous contrat émirien. Un fort avantage concurrentiel, puisque le droit de ce pays n’oblige pas à payer de charges sociales. Selon le président de l’Apna, Geoffroy Bouvet, même si Emirates “apporte une couverture médicale à ses salariés, elle paie environ 1 000 dollars par mois pour un pilote, quand Air France paie 12 000 dollars en moyenne”.
Plus globalement, la DGAC et Air France dénoncent des formes de subventions déguisées de l’aéroport de Dubaï. Pierre-Olivier Bandet, le directeur général adjoint du cabinet de la présidence d’Air France-KLM, estime ainsi que les travaux sur l’aéroport de Dubaï ne sont pas refacturés, contrairement à ce qu’il se passe à Paris, par exemple. Le rapport Le Roux appelle par conséquent à une grande “fermeté” vis-à-vis, notamment, d’Emirates. Sans attitude coopérative des pays du Golfe, il n’y aura pas de “posture moins rigide en matière de droits de trafic”, indique le rapport.
Airbus A380 contre droits de trafic
Directeur général d’Emirates France, Thierry de Bailleul voit avant tout dans ces arguments un prétexte pour “cacher une volonté de protectionnisme”. Il assure que l’écart de concurrence par rapport à Air France se situe plutôt au niveau de la productivité et surtout par le service haut de gamme offert aux clients. Et rappelle que toutes les compagnies bénéficient des niveaux de redevances jugées faibles à Dubaï. À l’entendre, Air France n’a qu’à positionner aussi son hub principal à Dubaï...
Mais l’argument choc de la compagnie concerne le carnet de commandes d’Airbus. Elle invoque particulièrement les 80 A380 qu’elle a achetés à l’entreprise d’aéronautique et les 85 autres en commande. Elle soutiendrait donc 14 800 emplois chez le géant de l’aéronautique. Un argument qui ne tient pas, selon le syndicaliste Geoffroy Bouvet : “Pour construire un A380, il faut 1 000 emplois sur un an. En revanche, il faut 600 emplois dans le transport aérien par an pendant vingt ans pour l’exploiter. Soit près de 12 000 emplois, dont 80 % dans la base d’exploitation du pays qui les achète.”
“Air France est en sursis, si on laisse faire Emirates c’est fini”
Dans un contexte de grandes difficultés pour les compagnies françaises, Daniel Bascou, de la DGAC, considère que “les compagnies européennes dont Air France ne peuvent pas s’aligner”. Geoffroy Bouvet va même plus loin : “Air France est en sursis, vous allez le voir dans quelques semaines. Si on laisse faire Emirates, c’est fini.”
Alors, faut-il “sacrifier” Saint-Exupéry pour sauver Air France ? Cela semble le consensus en vigueur. Car les difficultés de la compagnie, qui vient d’annoncer la suppression de 800 postes en 2015, expliquent son incapacité à investir à Lyon, comme le confirme son représentant Pierre Olivier-Bandet. Selon lui, Air France ne peut pas, comme Emirates, assurer de vols sur Lyon avec des taux de remplissage de 80 %, car ce taux est dû à la redistribution du trafic vers l’Asie depuis Dubaï. La demande ne suffirait pas à Lyon, affirme-t-il, les échecs des liaisons vers New York en attesteraient : “L’équation économique n’y est pas.”
Face aux critiques des aéroports régionaux, Bruno Le Roux aurait déclaré lors d’une réunion du groupe de travail du rapport parlementaire : “Des aéroports qui font faillite, on ne connaît pas. Des compagnies aériennes qui disparaissent, on connaît.” Le statu quo sur les droits de trafic semble donc plus que jamais de mise.