L’étau de Karachi se resserre sur Nicolas Sarkozy

Trois juges d’instruction du tribunal de Paris instruisent depuis deux mois la plainte déposée le 18 juin contre l’ex-président de la République par Maître Morice, l’avocat des familles de victimes de l’attentat de Karachi, pour "violation du secret de l’enquête et de l’instruction" et "violation du secret professionnel". La plainte vise également Brice Hortefeux, ex-ministre de l’Intérieur, soupçonné "d’entrave" à la justice et Franck Louvrier, conseiller chargé de la communication de Nicolas Sarkozy à l’Élysée.

Alors que des articles de presse évoquent l’éventuelle implication de Nicolas Sarkozy dans le volet financier de l’affaire Karachi, la présidence de la République diffuse un communiqué affirmant notamment que, "s’agissant de l’affaire dite de Karachi, le nom du chef de l’État n’apparaît dans aucun des éléments du dossier. Il n’ a été cité par aucun témoin ou acteur de ce dossier (…). Cela apparaît dans les pièces de la procédure". Nous sommes alors le 22 septembre 2011.

Problème : ce communiqué de presse, au demeurant inexact, assumé par l’équipe de la communication de la présidence de la République, violerait le principe d’indépendance de la justice dont le chef de l’État est le garant institutionnel. L’Élysée n’est -en théorie- pas censé connaître les pièces d’une procédure instruite à Paris par les magistrats du pôle financier, en l’occurrence les juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire.

Le 5 novembre dernier, le parquet de Paris avait d’abord estimé que les magistrats ne pouvaient instruire, au motif que ledit communiqué de presse avait été rédigé "pour les besoins de l’action politique du président de la République" et pour lui permettre d’assurer la conduite des affaires de l’État "dans les meilleures conditions". Le ministère public faisait ainsi référence à l’article 5 de la Constitution : "Le président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État".

Le fameux article 67

Selon le parquet, le président de la République bénéficiait de l’irresponsabilité définie par l’article 67 de la Constitution, lequel dispose que le chef de l’État "n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité" et qu’il ne peut "durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite". Cependant –et contrairement à ce qu’on peut confusément lire ici ou là, ce qui arrive si l’on prend pour argent comptant les affirmations du parquet sans vérifier directement à la source (ici https://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/constitution.asp#titre_9 )- cette irresponsabilité ne saurait être invoquée après son mandat, puisque l’alinéa 3 du même article 67 dispose que "les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation des fonctions".

Ce n’est d’ailleurs pas ce qui a conduit l’avocat des familles des victimes de l’attentat de Karachi à rejeter l’analyse du parquet, mais plutôt le fait que, comme il l’écrit dans son mémoire, remis le 6 décembre 2012 aux trois juges d'instruction du tribunal de Paris, le communiqué de presse en question "traite exclusivement de la mise en cause de M. Sarkozy dans l’affaire dite de Karachi" et que "celui-ci n’est pas mis en cause dans cette affaire en sa qualité de président de la République, mais en sa qualité de ministre du Budget du gouvernement dirigé par M. Édouard Balladur de 1993 à 1995".

Distinguer l’homme de la fonction

Un argument décisif pour les trois magistrates – Camille Palluel, Sabine Kheris et Sylvia Zimmermann- lesquelles, dans leur ordonnance du 9 janvier, écrivent au surplus que "la réforme constitutionnelle du 23 février 2007 a institué non pas l’inviolabilité de la personne du chef de l’État, mais celle de sa fonction". La précision, compte tenu du caractère odieux de l’affaire –l’attentat de Karachi du 8 mai 2002 a fait 14 morts dont 11 Français- et de la personnalité agitée de Nicolas Sarkozy, maintes fois désignée pour son inadéquation présumée avec la fonction présidentielle, n’en apparaît que plus cruelle. Les trois juges citent également le répertoire pénal Dalloz, qui précisait en 2009 : "Le nouvel article 67 pose ainsi le principe de l’inviolabilité du chef de l’État durant son mandat (…). Cette inviolabilité est toutefois conçue comme temporaire pour la seule durée du mandat, et elle ne doit pas empêcher le cours de la justice. Elle ne peut que le retarder".

Là encore, cette précision fait dans la cruauté, l’auteur de cette analyse juridique dans le Dalloz n’étant autre que… François Molins, aujourd’hui procureur de Paris (depuis novembre 2011). Rappelons que cet éminent juriste, était, avant de prendre la tête du parquet de Paris, directeur de cabinet du ministre de la Justice, d'abord sous Michèle Alliot-Marie (2009-2010), puis sous Michel Mercier (novembre 2010, lire ici https://www.lyoncapitale.fr/Journal/univers/Actualite/Edito/Affaire-Mercier-Rhonexpress-Bayrou-menace-Lyon-Capitale-d-un-proces ). Ce passage sans transition de la Chancellerie à l’un des postes les plus sensibles de la magistrature avait d’ailleurs provoqué un tollé, syndicats et opposition de l’époque y voyant une volonté de l'exécutif de verrouiller les affaires sensibles.

Toutefois, François Molins laissera, en tant que procureur à Bobigny, deuxième TGI de France (où il restera près de cinq ans) un très bon souvenir, comme le confiera le 14 décembre 2011 à nos confrères de L’Express le maire PCF de Bobigny, Catherine Peyge : "Il a instauré les réunions maires-parquet et s'est montré très attentif aux violences faites aux femmes, à la lutte contre le travail au noir". Quant à Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants, il le définira comme quelqu’un "d’humain et d’ouvert, essayant de convaincre, ne passant pas en force".

La difficile épreuve des preuves

À la fin de leur ordonnance, les trois juges d’instruction concluent : "À le supposer établi, le fait de permettre la divulgation d'informations issues d'une instruction en cours n'entre pas dans les fonctions du président de la République, telles qu'il les tient de la Constitution. Attendu, dès lors, que l'irresponsabilité du chef de l'Etat ne pourra être retenue en l'espèce (...), il y a lieu d'informer sur les faits visant M. Nicolas Sarkozy". Dans ce type d’affaires, il est particulièrement difficile pour la justice de réunir preuves et éléments tangibles. Il y a tellement d’intermédiaires, plus ou moins fréquentables, de structures officielles, officieuses et offshore, d’argent, d’intérêts stratégiques et crapuleux en jeu, d’États, dont certains sont particulièrement opaques, voire terroristes… qu’objectivement, on ne voit pas comment trois juges d’instruction français, même courageux et déterminés, pourraient avoir les moyens d’aller au bout de leur enquête et faire éclater la vérité au grand jour.

La DNIF (Division nationale d’investigations financières et fiscales) a pu recueillir au mois de juillet le témoignage de Patricia Laplaud, chargée de mission au ministère du Budget, qui au contraire conforte la position de Nicolas Sarkozy (qui affirme ne pas être impliqué dans cette affaire) et charge particulièrement… François Léotard, alors ministre de la Défense, en faveur duquel le Premier ministre Édouard Balladur aurait tranché. C’est que, ce sinistre 8 mai 2002, les 11 techniciens français envoyés à Karachi le furent dans le cadre de l’exécution du contrat Agosta, du nom de ces sous-marins vendus par le gouvernement Balladur au Pakistan, en septembre 1994, et qui auraient pu avoir donné lieu à des rétrocommissions. L’argent de ces rétrocommissions pourrait être en partie revenu en France et avoir servi à financer la campagne présidentielle d'Edouard Balladur en 1995. On s’en souvient, des policiers français avaient même saisi des pièces au Conseil constitutionnel montrant que des rapporteurs avaient recommandé le rejet des comptes de campagne du candidat, en raison de paiements en espèces de deux millions d'euros.

Bercy en stratège militaire et la Défense en Pôle Emploi

Toujours est-il que Patricia Laplaud s’occupait précisément des contrats d’armement au ministère du Budget et, d’après elle, celui-ci "était défavorable au contrat Agosta, contrairement au ministère de la Défense", notamment parce qu’"une partie des sous-marins était construite à Karachi avec un transfert de technologie, sans compter la difficulté de déplacer des personnels sur place et la prise en charge de leur sécurité". Nicolas Sarkozy et le ministre de l’Économie de l’époque, Edmond Alphandéry, se seraient, d’après la chargée de mission, élevés contre la signature de ce contrat, "par contre M. François Léotard y était favorable", a-t-elle lâché devant la DNIF, notamment parce que ledit contrat "permettait la création d’emplois pour DCNS". Vraie ou fausse, ingénue ou destinée à couvrir ses patrons de l’époque, spontanée ou minutieusement recomposée, cette affirmation, que ne manqueront pas de vérifier les trois juges d’instruction, est pour le moins étonnante, les ministères et leurs responsables y étant décrits à fronts renversés : le ministère de la Défense en tant que défenseur de l’emploi et Bercy, uniquement préoccupé par la sauvegarde de notre technologie militaire et de sécurité de nos ressortissants…

Autre point intéressant, la création en 1994 au Luxembourg de la société Heine, cette désormais célèbre plateforme offshore utilisée par la DCN pour faire transiter les commissions, au non moins célèbre Ziad Takieddine, suspecté d’en avoir reversé une grande partie aux balladuriens (c’est ce qu’on appelle une rétrocommission) et qui dit aujourd’hui détenir des preuves du financement par la Libye de la campagne pour la présidentielle de… 2007 de Nicolas Sarkozy. M. Takieddine, plusieurs fois mis en examen dans le volet financier de l'affaire Karachi, a ainsi affirmé le 19 décembre au juge Van Ruymbeke qu'il était en mesure de lui "fournir les éléments existants sur le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy" et que "le montant de cette aide dépasserait les 50 millions d'euros".

L’ex-directeur financier de la branche commerciale de la DCN, Gérard-Philippe Ménayas, désigne, quant à lui, Patricia Laplaud comme sa correspondante au ministère du Budget. Selon lui, vue l’importance du sujet, c’est bien le cabinet du ministre qui a donné son accord pour la création de la plateforme offshore. "Je n’étais pas au courant du tout" s’est défendue Patricia Laplaud, qui cette fois s’est abritée derrière sa hiérarchie, pour laquelle le coupable désigné n’était autre que Jean-Marie Boivin, ancien responsable de Heine, lequel, "mécontent que son contrat se soit arrêté et comme il n’avait plus rien pour vivre" aurait envoyé des courriers à Nicolas Sarkozy le menaçant de ses révélations…

Un scandale dans le scandale

Pour bien comprendre cette affaire dans l’affaire, enfouie dans les secrets de la Balladurie et de la Sarkozie conjuguées, il convient d’opérer un bref retour en arrière. Il faut ainsi savoir que l’État français a littéralement acheté le silence de Jean-Marie Boivin. Ancien fonctionnaire de l’armement, cheville ouvrière du système de distribution des commissions lancé par le gouvernement Balladur, Jean-Marie Boivin, juriste international, salarié de la DCN, crée donc, en 1994, la société luxembourgeoise, Heine S.A., chargée de ventiler l’argent des commissions des ventes d’armes au Pakistan, mais aussi en Arabie Saoudite et dans d’autres pays arabes.

En 2004, après avoir re-baptisé sa société Eurolux, Jean-Marie Boivin est brutalement congédié. À compter de cette date, il n’a eu de cesse de demander réparation et de réclamer 8 millions d’euros à la France. En 2006, il écrit ainsi à Jacques Chirac, puis à Nicolas Sarkozy, à qui il demande quelles consignes il doit appliquer pour ne pas révéler aux autorités luxembourgeoises ses livres de compte.

Intimidations diverses, menaces de mort, envoi de barbouzes, piratage de ses ordinateurs… rien n’y fera, Jean-Marie Boivin tiendra bon et continuera à livrer une véritable guerre des nerfs aux responsables politiques français. Dans une lettre (à l'en-tête de la société Heine...), datée du 16 janvier 2008 et envoyée aux plus hautes autorités de l'Etat –notamment à Claude Guéant, alors secrétaire général de l'Elysée, à son adjoint François Pérol ou encore à Jean-David Lévitte, conseiller diplomatique du président de la République- Jean-Marie Boivin menace de dévoiler les contrats en sa possession, lesquels seraient susceptibles de torpiller les autorités françaises. Il cite ainsi la société de droit belge Tecnomar, qui a succédé à Heine et gère les contrats signés au cours du quinquennat Sarkozy.

Dirigée par les principaux cadres de l’armement français, Tecnomar serait, d’après plusieurs sources bien informées, "la nouvelle boîte noire destinée à payer les commissions sur les contrats d’armement de DCNS", le géant français spécialisé dans la marine de guerre, co-détenu par l’État et par Thales. Tecnomar distribuerait ainsi des honoraires, en marge des ventes de bâtiments de guerre à l’étranger – vedettes furtives ou sous-marins – exactement comme le faisait Heine avant elle. L’acte d’enregistrement de Tecnomar, le 30 octobre 2003, montre qu’il s’agit d’une société fondée par Armaris, entreprise commune à DCNS et Thales pour gérer les exportations de leurs matériels de guerre. Ce sont les propres responsables d’Armaris de l’époque qui en assument la direction : Pierre Legros et Alain Bovis.

Attentat de Karachi : un silence à 8 millions d’euros ?

Il y a à peine plus de deux ans, un arrangement secret a été signé par le gouvernement français et Jean-Marie Boivin pour que les révélations explosives de ce dernier ne sortent jamais. Boivin a-t-il récupéré ses 8 millions ? A-t-il touché davantage ? Sur quels fonds et sur quelle structure ? Connaît-il tous les secrets de l’affaire Karachi ? En connaît-il d’autres de même nature et de même importance ? Saura-t-on jamais pourquoi, ce 8 mai 2002, alors qu’en France on célébrait l’Armistice de 1945 et que le gouvernement Raffarin prenait tranquillement ses fonctions, onze techniciens français de la DCN furent pulvérisés dans un attentat-suicide devant l’hôtel Sheraton de Karachi ? La piste des représailles due au non-versement de commissions apparaît de plus en plus sérieuse. Encore faut-il réussir à le prouver. Car si l’étau de Karachi se resserre sur Nicolas Sarkozy, il pourrait bien, au final, ne saisir que du vent.

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