La nouvelle stratégie de Cosa Nostra

Fini les années de plomb marquées par l’assassinat des juges Falcone et Borsellino. La mafia sicilienne encaisse les coups et cherche à s’infiltrer en silence dans toutes les strates de la société.

Cosa Nostra est allée trop loin, elle le sait. La décision d’assassiner les juges Falcone et Borsellino en 1992 a entraîné une telle mobilisation de la population et de l’État italien qu’elle en paye encore aujourd’hui le prix.
Après les sanglantes dérives de Totò Riina, dit la Bête Fauve, qui dans les années 1980-1990 a fait éliminer des milliers de personnes (juges, journalistes, écrivains, prêtres, entrepreneurs, hommes politiques ou membres de clans rivaux), l’organisation a rapidement compris qu’il convenait de faire oublier l’horreur des années de la mattanza (référence au traditionnel massacre des thons sur les côtes siciliennes...).

La bourgeoisie mafieuse

La mafia qui prend son origine à la fin du XIXe siècle a su depuis quelques décennies évoluer et se sophistiquer dans son fonctionnement. L’universitaire Umberto Santino, qui préside aux destinées du centre Impastato de Palerme (du nom de l’un des premiers militants de la cause antimafia, assassiné dans les années 1980), distingue l’organisation militaire proprement dite et ce qu’il baptise le “cercle de la bourgeoisie mafieuse”. Cette appellation englobe hommes d’affaires, entrepreneurs, avocats, universitaires, banquiers, médecins (fort nombreux en Sicile), tous dévoués à la “cause commune” : cosa nostra.

Les élus relais

Les “soldats” de l’organisation militaire s’occupent des basses œuvres : trafic de drogue, assassinats, racket... La bourgeoisie mafieuse est chargée quant à elle de gérer le trésor de guerre et de garantir les opérations de blanchiment. Cosa Nostra, à l’image de la Camorra napolitaine ou de la ’Ndrangheta calabraise, étend ses tentacules sur l’Europe et le monde entier. Mais la Pieuvre sicilienne est désormais mise en difficulté sur le terrain politique par l’élection de Rosario Crocetta (lire l’entretien de Lyon Capitale). Les élus corrompus constituent en effet un relais important pour l’organisation, qui jusqu’ici régnait en maître sur les marchés publics. Pas un mètre d’autoroute, pas une école construite en Sicile sans que Cosa Nostra perçoive sa dîme.

Le “pizzo” quotidien

Bernardo Provenzano, qui remplace Riina, interpellé en 1993, a marqué un virage dans la stratégie militaire. Fini le sang, place à la peur impalpable et à l’infiltration dans les rouages de l’économie sicilienne. Parallèlement, le pizzo (surnom du produit du racket) continue de remplir les caisses de l’organisation. Il a fallu des initiatives citoyennes, comme la création de l’association Addio Pizzo (“Adieu, pizzo”) début 2000, pour que la courbe commence à s’infléchir. En 2007, les policiers de la Squadra Mobile interpellent Salvatore Lo Piccolo, présenté comme le successeur de Provenzano (arrêté en 2006). Ils saisissent une comptabilité complète du racket, méticuleusement répertorié : stations-services, pressings, entreprises, médecins, cireur de chaussures... Personne ne semble échapper au pizzo.

Un pont avec l’Amérique

Début 2008, la justice inflige un coup terrible avec l’opération “Old Bridge”. L’enquête révèle que Provenzano et Lo Piccolo sont les instigateurs de la reconstruction de liens avec les scapatti, surnom des clans sommés par Totò Riina de quitter la Sicile sous peine d’être massacrés jusqu’au dernier. Parmi les scapatti (littéralement les “échappés”), les Inzerillo sont venus chercher protection auprès du clan Gambino de New York. Inzerillo, Bontade, Casamento, autant de familles palermitaines qui ont fait fortune dans le trafic d’héroïne à destination des États-Unis et qui, dans les années 1980, furent contraintes de passer la main au profit des Corléonais jaloux de leurs prérogatives, de leurs jolies femmes, de leurs yachts et de leurs somptueuses villas. Mais les nouveaux patrons venus de la terre de Corleone n’ont jamais eu le savoir-faire de leurs prédécesseurs en matière de structuration de réseaux de drogue, et c’est la ’Ndrangheta qui a repris la main. Provenzano, pourtant corléonais pur sang, eut donc l’idée de renouer des liens avec les “Américains” pour reconstruire les filières, d’où le surnom d’Old Bridge (Vieux Pont) donné à l’opération combinée montée à New York et à Palerme par le FBI et la police italienne, sous la direction de la juge antimafia Roberta Buzzolani.

La quête du “capo dei capi”

L’opération est un véritable succès : 54 mafieux, dont Franck Calì dit Franky Boy, étoile montante du clan Gambino, sont interpellés à New York ; 23 le seront simultanément à Palerme. Figure parmi les interpellés un fils Inzerillo récemment rentré au pays. Cosa Nostra, traquée par la police italienne, est depuis cette date toujours à la recherche d’un capo dei capi. Ces dernières années, le nom de Matteo Messina Denaro, l’homme aux Ray-ban, l’un des pires exécuteurs de la mafia, a circulé. Mais il n’est jamais parvenu à ses fins car originaire de Tràpani, une province qui n’a pas suffisamment de poids pour dominer l’“honorable société”.

Le journaliste Pino Maniaci estime que les “Américains” – malgré les coups portés par l’opération Old Bridge – sont sur le point de prendre le pouvoir à la tête de la Commission de Palerme, l’instance suprême de l’organisation. Il évoque aussi avec insistance le nom de Gianni Nicchi, tueur cocaïnomane et ancien émissaire de Provenzano à New York.

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Cet article est extrait d’un dossier sur Rosario Crocetta et la mafia sicilienne paru dans Lyon Capitale-le mensuel n°721 (avril 2013).

À lire également : l’entretien avec Rosario Crocetta, et Rosario Crocetta face à la mafia… des journalistes.

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