Philippe Rudyard Bessis

Le combat sans fin du docteur Bessis

Praticien et avocat, Philippe Rudyard Bessis a été radié pour avoir dénoncé les pratiques de l’ordre national des chirurgiens-dentistes.

Le fauteuil dentaire est intact, le scanner high tech toujours visible dans la pièce du fond. Seule l’absence de revues dans la salle d’attente marque l’arrêt de son activité. En décembre 2011, Philippe Rudyard Bessis a dû fermer son cabinet de la rue Vavin (Paris 6e). La mort dans l’âme, il a dû dire au revoir à ses nombreux patients fidèles. Mais il n’avait pas le choix. L’ordre des chirurgiens-dentistes l’avait radié et interdit de pratique à vie. Son crime ? Avoir voulu dénoncer par le biais d’articles de journaux le système de l’ordre, notamment l’opacité de ses comptes – son budget annuel s’élève à environ 16 millions d’euros. Le bureau national (19 membres), qui par la voix de son président, Christian Couzinou, a refusé de nous répondre, mène à Bessis une vie d’enfer depuis plus de quinze ans.

Assis devant son bureau, Philippe Rudyard Bessis a le visage tendu de ceux qui se sentent attaqués en permanence. Avec une certaine tension dans la voix, il essaie de détailler ce qui lui a permis de ne pas sombrer : “Mon doctorat de droit m’a sauvé la vie. Je n’ai jamais intégré ma famille à l’affaire, je n’ai pas perdu confiance en moi. Mais je reste étonné de la brutalité des coups.”

Un système présumé de privilèges

Son calvaire remonte au milieu des années 1990. À côté de ses activités de dentiste, l’homme dynamique trouve le temps d’entrer au barreau de Paris. En conseillant des confrères dans leurs démêlés avec l’institution ordinale (créée en 1945, sur le modèle du conseil de l’ordre des médecins et des sages-femmes) qui veille aux bonnes pratiques dans la profession, il découvre avec stupeur les méthodes excessives des juges disciplinaires. Il s’en émeut. En 1996, il donne son premier coup de griffe contre l’ordre. Une lettre ouverte destinée à Alain Juppé, alors Premier ministre, est publiée dans l’Information dentaire. La missive appelle à une réforme de l’ordre des chirurgiens-dentistes. D’autres articles suivront, dans la même revue, jusqu’en 2009. Le chirurgien-dentiste a commencé à tirer un fil. Il ne s’arrêtera pas. La pelote se déroule, faisant apparaître ce qu’il décrit comme un système de privilèges pour les membres du bureau national, payé par les cotisations annuelles de 400 euros acquittées par les praticiens. L’homme n’est pas au bout de ses surprises, ni de ses tracas.

En 2004, il découvre que des indemnités substantielles sont versées aux membres de l’état-major, alors que la fonction ordinale est bénévole jusqu’en mai 2010... En 2005, il demande les comptes de l’ordre. Sa requête est refusée. Il les obtiendra au terme d’une procédure judiciaire. En 2007, le vice-président Gilbert Bouteille est ainsi payé 64 050 euros. En 2008, le trésorier Alain Scohy touche 55 600 euros et le trésorier-adjoint Pierre Bouchet 40 048 euros. En 2009, le président Christian Couzinou gagne 61 332 euros. Bessis comprend aussi que les praticiens condamnés par la juridiction disciplinaire doivent payer des frais de justice compris entre 200 et 3 000 euros. “Ces sommes récoltées par le conseil de l’ordre servent à rémunérer les juges, alors qu’il n’est pas possible en France qu’un juge soit directement rémunéré par le justiciable qu’il condamne, explique Bessis. Seule la Chine fait payer au condamné à mort la balle qui sert à le tuer.”

Cascade de procès

Les membres du conseil national de l’ordre n’apprécient guère qu’on mette le nez dans leurs affaires. S’ensuit un combat judiciaire d’une rare violence. En 2006, Bessis gagne la première manche au tribunal correctionnel. Un an plus tard, la lutte reprend. “Il fallait abattre l’enquiquineur”, soupire Bessis. En avril 2007, une plainte disciplinaire est déposée contre lui. “Il a violé les règles en ayant des propos insultants à l’égard de l’institution et injurieux envers le président de la sanction disciplinaire”, justifie le président Christian Couzinou dans un communiqué envoyé en janvier 2012 aux membres de l’ordre. La procédure – un “procès stalinien”, selon Bessis – serait entachée d’irrégularités. Faux PV, faux témoignage, fausses accusations, tout est bon pour tuer l’insolent. Ce dernier réplique en 2009 par une plainte pénale pour “dénonciation calomnieuse, escroquerie au jugement, faux et usage de faux, et entrave à la liberté d’expression”. Le coup ne porte pas. Le 1er décembre 2011, Bessis est donc radié et ne peut plus exercer son métier. Ses nouveaux soucis avec l’ordre lui font, en tout cas, découvrir un maillon du système dont il ne soupçonnait pas la bizarrerie. La section disciplinaire qui statue sur son sort est présidée par un membre du Conseil d’État. “Le conseiller d’État est juge et partie. Il est payé par l’ordre – autour de 30.000 euros par an – et juge pour son compte”, constate Bessis, qui poursuit : “Le conseiller d’État m’a condamné pour me faire taire, car il est lui-même concerné par la plainte pénale pour l’argent qu’il soustrait à l’ordre.” Par ailleurs, dix procès en diffamation sont intentés contre lui par treize membres du conseil de l’ordre, en 2010. Un an plus tard, il les gagne tous. Les affaires sont portées en appel.

Parallèlement, le 26 février 2008, Bessis dépose une nouvelle plainte pénale. Il s’attaque au cœur de la machine infernale. Soit les indemnités versées de 2006 à 2008, qu’il juge illégales. Ses mots sont sans équivoque : “La distribution des cotisations à des membres ordinaux constitue un vol, un recel ou un détournement d’argent public en bande organisée.” Le juge d’instruction René Grouman a été nommé. Le magistrat s’intéresse autant aux rétributions des ordinaux qu’à celles des conseillers d’État. Bessis a dans sa manche un document compromettant remis par un ancien trésorier de l’ordre. Les ordinaux ne déclareraient pas tout au fisc. Touché au porte-monnaie, le président Christian Couzinou minimise la portée de l’accusation en s’abritant derrière une décision du Conseil d’État du 7 décembre 2011, qui valide le principe d’indemnisation des membres du bureau. Il oublie de préciser que les émoluments ne sont autorisés qu’à partir de 2009, par la loi Bachelot, dont le décret d’application a été publié en mai 2010. Et encore la loi est-elle tortueuse. Elle prévoit d’une part le bénévolat et d’autre part des dérogations à hauteur de 100 000 euros par fonction ordinale.

François Hollande osera-t-il ?

À côté de son combat dans les prétoires, le dentiste tape aussi à la porte des politiques. Il se tourne vers Jean-Marc Sauvé, auteur du rapport sur la prévention des conflits d’intérêts. Sans succès. Avec l’élection de François Hollande, le chirurgien-dentiste croit que sa cause sera mieux entendue. “Dans ses 110 propositions, François Mitterrand voulait supprimer les conseils de l’ordre instaurés sous Vichy”, rappelle-t-il. La ministre de la Santé Marisol Touraine n’a-t-elle pas émis l’idée de ne pas rendre obligatoires les cotisations pour les infirmières ? Son comité de soutien envoie des courriers à la ministre de la Justice, Christiane Taubira, et à l’ensemble des parlementaires. Bessis rencontre aussi deux conseillères de Marisol Touraine. Son but : la création d’une commission d’enquête sur le fonctionnement des conseils de l’ordre, pour plus de contrôle. Pour le moment, personne n’a levé le petit doigt. Le système reste bien verrouillé. Mais Bessis ne désarme pas : “J’ai trop travaillé sur les ordres pendant vingt ans pour baisser les bras aujourd’hui. Je suis convaincu que cette réforme est essentielle pour le système judiciaire français.”

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Cet article est extrait d'un dossier sur les lanceurs d'alerte paru dans Lyon Capitale-le mensuel n°721 (avril 2013).

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Suite à la parution de cet article, le président de l'ordre national des chirurgiens-dentistes a souhaité exercer son droit de réponse. Son texte est en ligne ici.

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