À l’occasion du colloque international sur “L’inattendu dans la création littéraire et artistique à la lumière du Printemps arabe” (du 23 au 25 octobre, à l’université Lumière-Lyon 2), Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi et Kmar Bendana*, deux des intervenants au colloque, livrent à Lyon Capitale leur vision du Printemps tunisien et de ses suites.
L’actualité change le regard. On le sent bien en Tunisie, où l’on vit à une vitesse époustouflante toutes sortes de changements. Les visiteurs de la “transition” sont légion et, si leur nombre n’atteint pas les millions de touristes regrettés par nos hôteliers, hommes d’affaires, journalistes et experts de passage repartent avec des impressions et des observations dont on se demande quel peut être l’impact, immédiat ou différé.
La mobilité intérieure tarde à suivre
Nos politiques voyagent plus que jamais, davantage à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, au point d’agacer les Tunisiens désormais soucieux des deniers de l’État et désireux d’agir sur les habitudes des gouvernants. Ceux-ci continuent à porter la bonne parole dans les cénacles, alors que le pays a besoin de décisions. Intellectuels, artistes et chercheurs sont plus sollicités dans les manifestations internationales, malgré la crise et les restrictions budgétaires. Même si prendre la parole dans l’art, les idées et le savoir équivaut à faire acte, la mobilité intérieure tarde à suivre aussi, les cloisons interculturelles comme les murs séparant l’art, la science et la société étant longs à ébranler. Solidarité et mobilité font du bien mais elles nous prennent aussi de court.
Trente-trois mois se sont écoulés depuis les fameuses images de l’avion de Ben Ali volant au-dessus du ciel tunisien et se dirigeant vers le sud-est de la Méditerranée. On n’y a pas cru, puis on a redouté un retour possible, puis on s’est dit “c’est une fuite”, ensuite on a craint une feinte. On s’est longtemps méfié d’une mise en scène. Enfin, on a pu dire : Ben Ali, c’est fini. Les images partagées de par le monde dans une jubilation communicative ont dû jouer dans la probabilité des événements ultérieurs, en Tunisie et ailleurs. Tout de suite, il a fallu vivre l’“après”.
Le prix de la terrible liberté
On a appris que cette euphorie ne pouvait pas durer, et les enchaînements ont dévié vers une cacophonie de situations où se mêlent le désir d’en finir et la course au pouvoir vacant, le besoin de faire entendre des voix et le blocage des canaux d’expression, l’envie de briser les barrières et la peur du changement. Chaque épisode fait sentir le prix de la terrible liberté entrevue. L’inextricable complexité d’une vie politique tissée d’inhibitions, institutionnelles et morales, individuelles et collectives, mentales et matérielles, locales et globales allait nous enseigner que nous étions au pied de quelque chose qui a à voir avec le regard sur nous-mêmes par nous-mêmes.
L’épreuve est bouleversante, plus dure que celle d’affronter, d’accepter ou de contredire le regard des autres. Ces digues, cimentées par toutes sortes de visions intériorisées, appellent un travail de débat, de controverse et de critique, inhabituel et douloureux. Comment faire suite à la revendication de liberté et de dignité qui a subjugué le monde à travers la belle énergie communiquée par tant de visages et de corps anonymes ? Les regards extérieurs se sont lassés, mais pérenniser l’inattendu de la “révolution” tunisienne exige une créativité nouvelle, une mobilisation des forces et une jonction des consciences hors du commun. De quelque côté que l’on fût, remettre en cause, déconstruire, dévier et inventer s’avérait crucial, infini et difficile à sortir des limbes, au milieu des turbulences.
La bataille de la communication
Le poids de l’économique et la pression du social ont exacerbé l’urgence du politique. Les problèmes restent entiers et visibles mais, avant de les résoudre, comment en rendre compte ? Qui est habilité à informer dans cette explosion d’opinions ? Comment traduire l’information dans l’action et construire celle-ci ? La bataille de la communication qui fait rage n’est pas seulement une bataille de pouvoir. Les 2 000 journalistes que compterait la Tunisie sont au cœur d’une offensive de récupération, alors même qu’ils sont prisonniers des usages d’une profession encore en deçà des besoins éthiques de base.
On peut en dire autant dans n’importe quel domaine : la justice (dans la tourmente en ce moment), la santé, l’agriculture, l’urbanisme, le sport, le cinéma ou l’enseignement. Cela touche le quotidien, les relations intimes comme les mœurs publiques. Le profit, le secret, l’injustice, la peur, le fatalisme et les habitudes creusent les lits de la “contre-révolution”. Les plus optimistes invoquent une résilience de fond constitutive de ce “modèle tunisien” qui a tant fait plaisir aux Tunisiens le temps de la révolte. Mille jours environ après l’empathie envolée, se maintenir sur le fil du rasoir est de plus en plus enceint d’incertitudes nourries des dangers qui émergent. Aucun danger n’échappe à un équivalent universel, une définition scientifique ou une comparaison historique. Mais c’est qu’en plus d’identifier les risques il s’agit de les contrer et d’avancer. Vers quoi ? Même si le désenchantement guette, la “révolution” tunisienne, loin d’être accomplie, pose la question de son inscription dans notre réel, ici et maintenant. Un pari qui résiste, pour l’instant, aux prémonitions.
Hammam-Lif, le 18 octobre 2013.
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* Kmar Bendana (kkbendana@gmail.com) est professeure d’histoire contemporaine, chercheuse permanente à l’Institut supérieur d’histoire du Mouvement national (université de La Manouba), chercheuse associée à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (CNRS IFRE/USR 3077).
Historienne de la culture et de la vie intellectuelle en Tunisie aux XIXe et XXe siècles, Kmar Bendana mène des recherches sur la culture, notamment les revues, le cinéma, la traduction et l’historiographie dans la Tunisie contemporaine, coloniale et post-coloniale.
Elle est membre du comité de rédaction des revues IBLA (Institut des belles lettres arabes, la plus ancienne revue tunisienne) et Rawafid (revue de l’Institut supérieur d’histoire du Mouvement national), et membre du conseil scientifique de l’Annuaire du Maghreb (IREMAM, Aix-Marseille).
Elle a publié récemment Chronique d’une transition (Tunis, éd. Script, 2012) et codirigé deux ouvrages collectifs :
– Savoirs du lointain et sciences sociales, Paris, éd. Bouchène, 2004
– Biographies et récits de vies, Alfa 2005 Maghreb et sciences sociales, Autobiographie récits de vie, Tunis, IRMC, 2005.
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“L’inattendu dans la création littéraire et artistique à la lumière du Printemps arabe”, colloque international du 23 au 25 octobre, à l’université Lumière-Lyon 2. Programme détaillé en ligne ici.