CRITIQUE – Hier, était présenté en compétition officielle au Festival de Cannes le dernier film des frères Dardenne Deux jours, une nuit. Le soir-même, il était projeté en avant-première dans certaines salles. Nous avons vu ce drame poignant qui, au-delà de l’aspect – réducteur – de pamphlet anti-libéral, se révèle avant tout humain.
Sandra (Marion Cotillard) sort une tarte du four. Le téléphone sonne. Après quelques secondes, c'est le choc. Effondrée, elle essaye de résister au désespoir qui l'envahit. La peine est trop forte : tout juste sortie d'une grave dépression, elle vient d'apprendre qu'elle risque de perdre son emploi.
Pendant son absence, ses collègues ouvriers ont eu un choix à faire : accepter une prime annuelle de 1 000 euros ou opter pour le maintien de Sandra dans l'équipe. Seulement deux sur les 16 l'ont choisie. Les conditions du vote étant quelque peu troubles, les rares soutiens de Sandra ont obtenu de la direction qu'il ait à nouveau lieu, le lundi suivant.
Sandra, fragile mais déterminée à garder son poste, a donc le week-end (d'où le titre Deux jours, une nuit) pour convaincre, un par un, ses collègues de renoncer à leur prime, pour elle.
Les Dardenne nous ont habitués aux drames. Ce nouvel opus est-il, alors, un énième drame sur fond de crise économique ?
Plus qu'une critique sociale...
Ce qui est certain et qui transpire tout le long du film, c'est la dureté du monde du travail. Tous les collègues de Sarah, chacun à leur manière, y sont confrontés. Impossible de ne pas penser à ce jeune ouvrier en CDD qui, hésitant à lui accorder son vote, lui explique que l'on a fait pression sur lui pour qu'il accepte la prime s'il veut être gardé.
Contre-maître accusé – à tort ou à raison – de faire pression sur ses ouvriers, négociations mesquines, violence psychologique, employés jugés improductifs... C'est le plus souvent en filigrane que la critique du système libéral et d'un monde du travail fondé sur la compétitivité et la productivité, apparaît dans le film. Mais Deux jours, une nuit ne se limite pas à un panel sociologique, à un exposé anti-capitaliste.
Le monde du travail est pris ici comme point de départ et catalyseur pour expliquer, plus largement, les épreuves et les difficultés auxquelles nous sommes confrontés au cours de notre existence. Et c'est le personnage de Sandra qui incarne cette réalité.
… un film humain
Sandra, si elle est soutenue par son mari (Fabrizio Rongione) et aidée par quelques rares soutiens, reste extrêmement vulnérable. Et l’interprétation de Marion Cotillard est impressionnante. Chacun de ses gestes, le moindre mouvement qu'elle effectue, accentue cette sensation de fragilité. L'actrice semble même adopter un subtil accent belge qui sonne vrai.
Autour d'elle gravite aussi de la misère : problèmes familiaux, rivalités et tensions père-fils, disputes conjugales, et, bien sûr, difficultés financières.
Les paysages belges filmés par les Dardenne, ces banlieues tristes et ces zones industrielles grises et bruyantes, renforcent cet aspect.
Sandra, dans son périple (qui n'est pas sans rappeler Douze hommes en colère) et les rencontres successives avec ses collègues, se heurte à des problèmes qui ne sont pas les siens et qui, en plus, ne vont pas dans son intérêt. Quand elle leur récite son ''pitch'' pour essayer de les convaincre, elle ne peut qu'ajouter : '' non, mais je ne veux pas que tu perdes ta prime'' ou, après un refus, ''je comprends''.
Si elle est le personnage principal, n'est finalement qu'un être humain parmi tant d'autres qui, comme elle, ont peur, souffrent et luttent.
''C'est sobre''
Le générique donne le ton du film. Écriture blanche sur fond noir, le titre est projeté en toute simplicité, sans amorce, ni musique. Une spectatrice lâche, spontanée : ''C'est sobre !''.
Jean-Pierre et Luc Dardenne n'ont jamais fait dans le ''sensationnel''. N'attendez pas un drame hollywoodien. Ici, tout est sobre, dépouillé.
La mise en scène n'est pas spectaculaire. La caméra, toujours un peu ''flottante'', se focalise sur Sandra et ne la lâche plus. Au niveau du rythme, le récit patine au milieu du film quand Sandra enchaîne les visites : cela crée un effet de répétition, voire de longueur. Mais à partir du troisième tiers du film, le récit redécolle. La tension est palpable au moment du nouveau vote et, tout comme le personnage, le spectateur ne peut qu'attendre, impuissant, les résultats.
Et le bonheur dans tout cela ?
Avec un film sur la misère humaine, un personnage dépressif et une mise en scène simple, il y aurait de quoi s'inquiéter. En réalité Deux jours, une nuit ne peut se résumer à un drame long et déprimant. Le film s'offre quelques intermèdes, précieux, de rire (comme la scène où le mari de Sandra, cuisinier dans une cafétéria, lui donne son torchon de cuisine en guise de mouchoir). Et deux véritables moments de grâce (les deux scènes en voiture où Sandra et son mari écoutent de la musique).
Le bonheur, c'est finalement l'un des thèmes du film. Si la vision des Dardenne n'est pas ''drôle'', elle a le mérite d'être complexe et... humaine. À travers le parcours de Sandra, c'est notre propre condition que nous observons. Si nous éprouvons de l'empathie pour elle, nous nous interrogeons aussi sur notre manière d'aborder la vie et ses épreuves.
La vie, selon les Dardenne, serait donc une succession d'épreuves et de difficultés. Le bonheur ne résiderait pas dans une réalité heureuse préexistante et accessible, mais dans notre comportement et nos réactions dans les moments les plus durs.