Dans les années 1930 et 1940, on pouvait compter sur Arthur Fellig, alias Weegee, pour faire perdre de son éclat à la bannière étoilée. Car aux États-Unis, durant la bien nommée Grande Dépression, le tableau n’était pas bien glorieux. L’emploi était rare, la misère augmentait et, de fait, la criminalité. Et quand descente de flics après règlement de comptes façon film noir il y avait, Weegee n’était jamais loin.
Celui que l’on croyait devin pour débarquer sur les lieux du crime plus vite que la police (le Ouija, jeu consistant à parler aux esprits défunts serait à l’origine de son surnom) était en réalité branché sur la radio des forces de l’ordre et s’était doté de la parfaite voiture de paparazzi (dont il serait l’un des pères) pour ne rien rater des événements.
New York, lieu de perdition
En plus de fliquer la police, le voyant-voyeur arpentait toute la nuit les rues de sa ville de prédilection, New York, pour en faire le lieu de perdition par excellence. Un couple qui se pelote dans un cinéma, un travesti peu inquiet de finir dans le panier à salade, une vieille pianiste qui a manifestement déroulé du câble, un adolescent infanticide... et ce sont autant de flashs qui crépitent, autant de visages qui constitueront sa cour des miracles du fait divers. L’homme à l’indéboulonnable cigare photographie aussi bien les victimes que les coupables, les policiers, les témoins ou les passants pris dans la chaleur de la nuit.
Mise en abîme de son travail de photojournaliste et du sensationnalisme de certaines de ses images, le cliché ci-dessus (circa 1942) montre à l’arrière-plan un homme au manteau long, menotté, entouré de policiers, tandis qu’au premier plan se tient en déséquilibre un photographe au chapeau de feutre duquel dépasse le large flash à ampoule de l’époque. Le coupable, démuni parmi la foule qui l’entoure, est le sujet type de Weegee, celui qui le fera toute sa vie démontrer par l’image que “dans une ville de 10 millions d'habitants, les gens vivent en complète solitude”.
Drôle de macabre
Avec la courte série réunie ici (une vingtaine d’images), présentée dans la dernière salle du Bleu du Ciel, il est peu dire que cette réalité nous saute à la figure. Non seulement par le contenu des clichés – parmi les plus durs, ceux des cadavres encore fumants jonchant le sol (non sans rappeler ceux d’Alfonse Bertillon, illustre criminologue français, pionnier des photographies de scènes de crime) – mais aussi par leur accrochage en enfilade, qui donne l’impression d’avoir croisé en une seule et même nuit ce que l’humanité a de plus noir : la violence, le sexe tarifé, la misère. Mais c’est sans compter l’ironie et la drôlerie de certains titres/commentaires qui accompagnent des scènes particulièrement macabres ou misérables, ou certains détails dans l’image.
En dépit de cette mise à distance par l’humour, le rêve américain en a quand même pris un sacré coup. À ce titre, pas étonnant qu’un certain Andy Warhol, chantre et pourfendeur de la culture américaine, comptât parmi les plus grands admirateurs de Weegee.
Weegee the Famous / La photographie noire – Jusqu’au 21 juin, au Bleu du Ciel, Lyon 1er.