Vingt ans après son prix de la mise en scène à Cannes pour Happy Together, le festival Lumière a choisi le cinéaste de Hong Kong Wong Kar-Wai comme lauréat de son prix annuel. Portrait, à l’occasion de son arrivée à Lyon ce vendredi.
Il y a vingt ans, Wong Kar-Wai obtenait à Cannes le prix de la mise en scène pour Happy Together, tango amoureux de deux amants chinois exilés en Argentine. La mise en scène, c’est tout ce qui caractérise le cinéma de Wong Kar-Wai, ce qui le rend unique. En cela, en tant que cinéaste, il est un paradoxe vivant, car c’est en écrivant des dizaines de scénarios pour la télé ou le cinéma de Hong Kong que Wong Kar-Wai a fait ses gammes : des milliers de pages de soap operas ou d’histoires de gangsters. Un paradoxe parce que, devenu réalisateur (avec As Tears Go By en 1988) Wong Kar-Wai s’est mis à travailler sans scénario ou presque (tout au plus quelques lignes), à improviser la majeure partie de ses scènes, à construire l’intrigue de ses films au montage. Autre paradoxe, les tournages n’en sont que plus fastidieux – et particulièrement éprouvants pour les acteurs – mais accouchent de films d’une grande liberté esthétique.
Exil intérieur
De Nos années sauvages (1990) à Happy Together (1997), en passant par le classique Chungking Express, Les Anges déchus ou l’incroyable film de sabre Les Cendres du temps, Wong Kar-Wai impose un savoir-faire et un formalisme, tout autant hérités de la Nouvelle Vague française que de l’esthétique clippée de MTV, qui font de ces films des rêveries éveillées, pleines de sublimes faux raccords, d’images fascinantes d’obsession coloriste signées par le chef op’ Christopher Doyle, d’alliage de vitesse et de langueur. Car le cinéma de Wong Kar-Wai – c’est sans doute pourquoi le montage y est si important – est une réflexion sur le temps et l’espace : il n’est que frôlement, absence, rendez-vous manqués, mélancolie d’histoires d’amour tuées dans l’œuf pour quelques secondes valant éternité. Et parce que, chez Wong Kar-Wai, entre mal de vivre et mal de ville, soit l’on voudrait toujours être ailleurs, soit l’on n’est jamais au bon endroit : ses personnages, comme en exil intérieur, sont des oiseaux sans pattes qui ne se poseraient que pour mourir mais, souvent, font du surplace. Il filme ainsi des corps, souvent magnifiques, mais surtout des sensations, des pensées. Jusqu’à l’abstraction – et l’excès d’abstraction parfois.
Objet pop
Si le succès d’In the mood for love, césar du meilleur film étranger en 2001, lui vaut la reconnaissance internationale, certains pensent que si ce film est un tournant c’est que Wong Kar-Wai y tourne en rond, radote, bégaye (un comble quand on sait que c’est ce bégaiement, mais à l’image, qui faisait la fraîcheur de son cinéma). 2046, à la grâce un peu vaine, puis My Blueberry Nights, transposition américaine ratée de ses obsessions, et même The Grandmaster, le confirmeront. Ironiquement, c’est donc avec ses films les moins ébouriffants, les plus décoratifs, les plus enclins à dérouler un dispositif, fût-il flou, que Wong Kar-Wai est devenu une figure mondiale, président du jury à Cannes en 2006. Mais, pour ses fans, et pour la critique, ceux qui l’ont découvert à mesure que, dans les années 1990, ses films sortaient (dans le désordre), Wong Kar-Wai reste ce génie de l’image en mouvement capable de transformer un film d’auteur en véritable objet pop. Et, par la grâce du montage et de la mise en scène, imprimer nos souvenirs d’images indélébiles : jeune femme papillonnant au son de California Dreamin’ (Chungking Express), jeune couple à moto roulant à tombeau ouvert sur l’Only You des Flying Pickets (Les Anges déchus), couple gay dansant le tango dans une cuisine argentine sur du Astor Piazzola (Happy Together)… Toutes choses qu’un scénario ne peut prévoir mais que la vision d’un génie suffit à matérialiser.