Ce dimanche, le philosophe Jacques Rancière dialoguera autour du thème “Littérature et démocratie” aux Assises du roman. Dernier chapitre, politique donc (au sens originel), de notre série spéciale Assises.
L’erreur serait d’aller écouter Jacques Rancière en groupie ou tel l’étudiant subjugué espérant toucher une pensée en chair et en os et être spectateur de son incarnation. Ce serait une mystification, une illusion. Car Rancière ne pense pas à la place des autres, ni pour les autres. Quels autres ? Les pauvres, les ignorants, les ouvriers, les déclassés, les anonymes. Tous ceux qui n’ont pas voix au chapitre. Les vaincus de l’histoire et de l’économie politique tout à la fois. Rancière rompt avec une longue tradition philosophique et sociologique qui sépare les savants et les ignorants, la science et l’opinion, l’épistémê et la doxa.
Contre Platon…
Contre Platon, Marx, Bourdieu et même Althusser, son maître, Jacques Rancière pose l’égalité des intelligences comme principe de l’émancipation intellectuelle. Ce principe, Rancière l’a esquissé dans son livre publié en 1987, Le Maître ignorant (10/18), bible pour plusieurs pédagogues, qui élève la vertu d’ignorance comme première vertu du maître. Chez Marx, Althusser ou même Bourdieu, le destin émancipateur des dominés n’est rendu possible qu’en raison de la révélation par les seuls intellectuels – ou par le Parti – de leur condition de dominés.
En France tout particulièrement, on attend toujours – on l’espère même – cette figure de l’intellectuel sartrien, quasi vedette, qui descend dans la rue, pose tribune dans les usines, se solidarise avec les mouvements sociaux comme l’avait fait Pierre Bourdieu lors des grandes grèves de 1995. Des intellectuels de bonne volonté, prêchant la bonne parole guidée par un principe de charité.
Ce faisant, ils répètent le conseil donné jadis par Victor Hugo aux poètes-ouvriers du XIXe siècle – “Soyez toujours ce que vous êtes” –, contribuant à façonner une vision du monde assignant les places et rôles qui reviennent à chacun dans l’ordre social établi. C’est ce que Rancière nomme le “partage du sensible”, expression-concept qui désigne ceux qui sont visibles et invisibles, ceux qui sont audibles et inaudibles, la parole légitime et illégitime dans une société donnée.
… et contre la cité grecque
Le partage du sensible révèle un régime esthétique du politique dans le fait de ressentir que “telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit”, écrit Rancière dans La Mésentente (éd. Galilée). Cette assignation des places et des rôles, cette hiérarchie de ceux qui sont visibles et détenteurs de la parole légitime trouve son apogée dans la cité de Platon, dans laquelle les artisans sont exclus des affaires communes car trop occupés à travailler. Mais, contre cette polis, contre cette cité grecque qui prétend que le pouvoir appartient au peuple, dans laquelle Rancière entrevoit les germes de la Haine de la démocratie (éd. La Fabrique), ce dernier oppose la politique, ce moment quasi insurrectionnel de contestation de l’ordre établi par ceux qui n’ont pas voix au chapitre. C’est la part des sans-parts qui, soudain, deviennent visibles et audibles et défont le consensuel partage du sensible de la réalité sociale.
Il y a une vieille idée que Rancière tente de réhabiliter, contre le partage du sensible de nos vieilles démocraties représentatives : le tirage au sort, cette éradication du principe selon lequel gouvernent ceux qui ont un titre particulier pour exercer le pouvoir. Les crispations politiques de notre temps autour du cumul des mandats, du mandat unique et de la crise de confiance dans nos politiques confirment l’actualité de la pensée de Jacques Rancière.
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Littérature et démocratie : Jacques Rancière en dialogue avec Jean Birnbaum. Dimanche 2 juin, à 16h30, aux Subsistances, 8 bis quai Saint-Vincent (Lyon 1er).
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À lire aussi : les autres chapitres de notre série spéciale Assises
- le pouvoir de (Richard) Powers
- Doubrovsky-Angot : autof(r)ictions aux Assises
- la mortelle trouvaille des Assises (Bergounioux)