CRITIQUE – Michel Raskine signe une magistrale version du Quartett d’Heiner Müller.
“Infracassable noyau de nuit”, c’est ainsi que Roger Vailland qualifiait le chef-d’œuvre de Choderlos de Laclos Les Liaisons dangereuses. Si le roman a bien été écrit au siècle des Lumières, l’éclat qu’il diffuse est d’une densité sombre, fiévreuse. D’une écriture implacable, l’écrivain décrit les jeux de séduction auxquels se livrent deux personnages aussi fascinants que cyniques, la marquise de Merteuil et le comte de Valmont. Dans leurs jeux pervers, l’amour et le hasard n’ont que très peu de place. Le désir n’est qu’un instrument de domination, un divertissement forcément décevant avant la mort.
Deux siècles plus tard, Heiner Müller a repris une partie de la trame et redonné vie aux deux personnages principaux de l’œuvre littéraire dans sa pièce Quartett. On les retrouve dans un endroit qui pourrait être, selon les didascalies du dramaturge allemand, “un salon d’avant la révolution française ou un bunker d’après la 3e guerre mondiale”.
Dans sa mise en scène, Michel Raskine opte pour un mélange des deux endroits suggérés. Les deux héros sont en habit du XVIIIe mais ils évoluent dans une sorte de caveau où résonnent, assourdis, des rythmes techno. Marieff Guittier incarne une Merteuil enterrée jusqu’à la taille au cœur d’un monticule de terre comme la Winnie d’Ho, les beaux jours de Beckett. Tandis que Thomas Rortais compose un superbe Valmont batifolant autour de sa reine immobile. La scénographie joue avec les époques mais aussi avec d’anciennes mises en scène de l’ex-patron du théâtre du Point-du-Jour.
Le talent plus que le nombre des années
Ce choix de comédiens est d’ailleurs curieux. Thomas Rortais est trop jeune pour le rôle, Marieff Guittier trop âgée… Comme si le metteur en scène avait voulu se fixer une gageure supplémentaire pour interpréter le texte. C’est du coup à notre imaginaire que s’adressent en priorité les acteurs. D’autant qu’ils font aussi resurgir les proies que Valmont séduisit sans scrupule pour le plus grand plaisir de la marquise, la vieillissante Mme de Tourvel et la virginale (jusqu’à ce que…) Cécile de Volanges. Le duo devient quatuor, un quartet aux variations énigmatiques et troubles.
Le langage est celui des libertins blasés, au diapason des agissements qui rejettent toute influence morale. On vante comme on pratique l’adultère, la fellation, la sodomie et toutes sortes de troubles pratiques. Avec une passion aussi acharnée que désespérée.
C’est un spectacle nocturne, quasi crépusculaire, que Michel Raskine donne à voir. Et surtout à entendre, tant le souci et le respect de la langue qui ont toujours été siens sont ici magnifiés.