Louise Labé, célèbre poétesse lyonnaise, n'aurait jamais existé ; elle serait une pure invention littéraire, une "créature de papier". Cette thèse, soutenue par Mireille Huchon, une seizièmiste reconnue, dans un livre érudit paru au printemps dernier*, a suscité beaucoup de remous dans la communauté littéraire. Bien sûr, Louise Labé a toujours été une énigme : comment une simple roturière a-t-elle pu accéder, au XVIe siècle, à un si haut degré de culture et de création ? Mais personne n'avait encore osé remettre en question son existence littéraire. Réunissant un ensemble d'éléments troublants, Mireille Huchon saute le pas. C'est tellement "énorme" qu'on ne peut s'empêcher de sourire. Comme toute femme qui parle d'amour et se mêle d'écrire (jusqu'à Colette), Louise Labé a souvent été déconsidérée : elle ne serait qu'une courtisane, autrement dit une prostituée. Mais cette fois, on nie son existence même ! Pire, l'une des plus illustres icônes du féminisme, à l'égale d'une Sappho, serait sortie de l'imagination goguenarde d'un bande de mecs réunis autour du poète Maurice Scève ! Mireille Huchon assure en effet que Louise Labé est un "emploi féminin", inventé par un groupe de poètes lyonnais, à la manière des élégiaques grecs et latins qui déclaraient leur flamme ou leur désarroi à des Corinne ou des Lesbie qui n'étaient que des scriptae puellae, des "demoiselles écrites", dont l'existence importait peu au jeu du poème. D'ailleurs, Clément Marot incitait en vers ses confrères lyonnais à "louer Louise", allitération chérie par les poètes d'alors et clin d'œil au "laudare Laura" de Pétrarque, Laure étant une autre célèbre demoiselle de papier.
A Lyon, qui célèbre Louise Labé comme l'une de ses plus illustres gloires, cette thèse suscite beaucoup de perplexité. "Le débat est ouvert, commente l'adjoint à la culture et au patrimoine Patrice Béghain, mais je ne suis pas convaincu. D'une série de semi-vérités on ne fait pas une vérité !". La bibliothèque municipale de Lyon a décidé de lancer le débat, en invitant Mireille Huchon à présenter son analyse et Michèle Clément, professeur à l'université Lyon 2, à la discuter. "Dans l'ouvrage de Mireille Huchon, il n'y a aucune preuve formelle, seulement un faisceau de conjectures." affirme d'emblée l'enseignante lyonnaise (lire entretien). Au-delà des passionnantes querelles d'érudits - toujours pas tranchées - une question subsiste. Pourquoi cette remise en question arrive-t-elle aujourd'hui, près de quatre siècles après la publication du recueil de Louise Labé ? Ne serait-ce pas une réaction aux "gender studies" qui, principalement aux Etats-Unis et au Canada, se sont emparées de Louise Labé pour en faire le porte-drapeau des littératures féministes ?
> Mireille Huchon, Louise Labé une créature de papier, Editions de La librairie Droz.
> Rencontre avec Mireille Huchon et Michèle Clément, mardi 27 février à 18h30 à la Bibliothèque de la Part-Dieu, Lyon 3e. 04 78 62 18 00. Entrée libre.
Michèle Clément, professeur à l'Université Lumière-Lyon 2
"Un personnage incroyable !"
Lyon Capitale : Aucun des arguments avancés par Mireille Huchon ne vous a ébranlé ?
Michèle Clément : Un seul, mais il nous a toujours ébranlé : Louise Labé est un personnage incroyable ! Qu'une femme roturière au XVIe siècle ait pu créer une telle œuvre est une énigme ! Mais Mireille résoud le problème en l'annulant : c'est incroyable, donc c'est impossible ! Elle fait l'économie de la possibilité qu'une femme puisse avoir accès à la culture et à la création au XVIe siècle. Or, à Lyon, à cette époque, beaucoup de femmes, même si elles n'avaient pas accès à l'école, avaient la possibilité de participer à des discussions littéraires. Une importante communauté italienne vivait à Lyon, or des dizaines de femmes étaient imprimées en Italie et ces textes circulaient. Cela a donné à Lyon cette couleur "féministe". De plus, Jean de Tournes (imprimeur de Louise Labé, ndlr) était un des imprimeurs qui publiaient le plus de femmes à cette époque, et c'était rare au royaume de France ! Il existait donc tout un "champ", à Lyon, à cette époque, qui rendait possible l'émergence des femmes.
Croyez-vous à la thèse de la supercherie littéraire ? N'y a t-il aucune originalité, singularité de l'œuvre de Louise Labé ?
Une supercherie littéraire pour tromper qui dans la communauté humaniste ? La République des lettres est très soudée à la Renaissance. Et puis on ne voit pas comment, si autant de monde était impliqué - en gros, il y aurait eu le tout Lyon, y compris des gens de passage -, le secret eut été aussi bien gardé ! Enfin, les supercheries ne sont jamais géniales : pourquoi les hommes réserveraient-ils le meilleur d'eux-mêmes à une supercherie et pas à leurs propres œuvres ?
De plus, on ne peut pas parler d'"originalité" à la Renaissance. Toutes les œuvres sont faites à base de collages c'est le fond, la technique même de création à l'époque. Ainsi, que le sonnet 2 de Louise Labé se retrouve pour moitié chez Olivier de Magny n'est guère étonnant, tant les échos et les reprises exactes sont courants à la Renaissance. Il est étrange d'y voir la preuve d'une supercherie !
En revanche, il est une spécificité forte de l'œuvre de Louise Labé : l'extrême composition et concertation du volume, des sonnets au Débat, avec des échos, des reprises, de nombreux effets de suture. Arriver à un tel degré d'unité est peu probable pour une œuvre collective.