On dit d'elle qu'elle est la plus sauvage et la plus technique des cinq courses de l'UTMB. 119 kilomètres pour 7 200 mètres de dénivelé positif, 9 cols et 2 pays traversés, et un demi-tour du mont Blanc en passant par la Savoie, au Sud. Lyon Capitale a couru Sur les Traces des Ducs de Savoie (TDS).
"Jusqu'à Bourg-Saint-Maurice, il faut bien que tu te dises que c'est un long échauffement." Rassurant, Vincent Delebarre, à moins de deux semaines du départ. Car, annonce le vainqueur de l'UTMB 2004 (2e en 2005 et 3e en 2006), "la course ne commence véritablement qu'ici." La course, c'est la TDS, acronyme de 'Sur les Traces des Ducs de Savoie', le parcours empruntant une grande partie de l'ex-duché de Savoie en passant par des chemins historiques (col du Petit Saint-Bernard, route descendant sur Bourg-Saint-Maurice en traversant Saint-germain, "passage du curé"...).
Bougre d'extrait de crétin des Alpes ! Concentré de moules à gaufre ! Coloquinte à la graisse de hérisson ! Bourg-Saint-Maurice, c'est à 51 kilomètres du départ, avec un dénivelé positif de 2 570 mètres !! Et il appelle ça un échauffement le Cyrano à quatre pattes. J'vais lui faire une ordonnance et une sévère.... J'vais lui montrer qui c'est l'dossard 6441. Aux quatre coins d'Chamonix qu'on va l'retrouver éparpillé par petits bouts, façon puzzle.
Inspirer. Expirer. Cligner des yeux. Au final, quand on regarde bien, c'est quoi 51 kilomètres ? Un gros Lyon-Belleville en montée ? Treize fois le tour du parc de la Tête d'Or + 9 colline de Fourvière ?
On est pas bien là, à la fraîche ?
Ce mercredi 30 septembre, il m'aura fallu 8 heures et 45 minutes pour pouvoir rallier le "point de départ de la TDS"... On est pas bien là, paisible, à la fraîche (il fait 31°C), décontracté du gland ? Franchement ? Couci-couça. Bof, bof. Mi-figue mi-raisin. "Mamahuhu" semble gémir un coureur chinois couché non loin, se débattant avec ses chaussettes littéralement collées aux pieds, ces derniers transmutés en ampoules gé(n)antes.
Mon assistance (un duo de choc formé de ma cousine Astrid et de mon père extra-lucide) m'attend dans la zone réservée à cet usage. Balles neuves. Changement de tee-shirt, de chaussettes, de casquette (merci Compressport de m'avoir équipé ainsi en tant que journaliste-coureur embedded - d'un certain point de vue, on peut considérer qu'on est en zone de conflit...)
Il faut que j'avale quelque chose. Quelque chose de solide. Du consistant, histoire de me refaire une santé. Sauf qu'à ce moment précis de la journée, les trente kilomètres de descente in-ter-mi-na-bles (si l'on ajoute la route militaire en pente douce du col Chavannes jusqu'à l'Alpetta) m'ont rappelé à mon bon souvenir : un travail excentrique cassant de près de 4h00. Et vu ce qui nous attend, "il est conseillé de prendre un peu de temps au ravitaillement" avertit Guillaume Millet, physiologiste du sport et classé trois fois dans le top 6 de l'UTMB. Sans doute le plus gros morceau de la course : une montée de presque 2 000 mètres de dénivelé, via le Fort de la Platte (un fort d'observation, construit à la fin du XIX ème siècle, destiné à préserver la vallée d'une éventuelle intrusion des troupes italiennes), le col de la Forclaz (2 369 m) et le Passeur de Pralognan (3 132 m). Après une grosse pause de 49 minutes, un bol de pâtes chinoises lyophilisées, deux de vermicelles, un demi-litre de Badoit, une banane, trois quarts d'orange et un gel sévèrement énergétique, je repars requinqué dans les rues de Bourg-Saint-Maurice pour attaquer la très raide grimpette.
Michel Lanne, il a enfourché un bouquetin ou bien ?!
"Dré dans l'pentu" comme on dit dans le coin. Tellement pentu (18,5%) que le bord du sentier est jonché de coureurs défaits par l'hypoglycémie ou la fatigue musculaire. J'en croiserai une bonne vingtaine. Je garde le cap, me focalisant sur mon souffle et mes pas, réguliers, hyper cadencés. Au fort de la Platte, 2h15 plus tard, j'implorerai le pardon des pointeurs pour ne pas avoir levé les yeux une seule fois sur ce site exceptionnel du Beaufortain, par peur de me laisser paralyser par la vertigineuse déclivité. 1h15 et quelques gouttes de pluie plus tard, j'arrive au fameux Passeur de Pralognan, sur une crête méchamment escarpée. On a grimpé un versant de la montagne, on redescend par l'autre. Exceptionnel ! Et sacrément abrupt. Une falaise, ni plus ni moins. Des cordes fixes équipent le pierrier et des guides de haute montagne assistent les coureurs. Il est 19h30, le soleil s'est couché mais la visibilité est encore bonne. Je n'ose pas imaginer les sept cent coureurs derrière moi qui vont passer l'à-pic dans la nuit et sous la pluie...
La descente est magnifique. Je suis dans les baskets de Michel Poletti, l'organisateur de l'UTMB, qui court, lui-aussi, la TDS. "Enlève les dragonnes de tes bâtons : si tu tombes tu risques de te casser les poignets" me conseille-t-il. Son talkie-walkie grésille. On annonce Michel Lanne, trailer et membre du PGHM d'Annecy... aux Houches. Il a pris un train ou bien ? Il lui reste 8 kilomètres pour boucler la TDS sur la plus haute roche du podium... quand j'ai encore 55 kilomètres et 2 700 m D+ à me coltiner. À plus de 8 km/h de moyenne, le gars a enfourché un bouquetin, je ne vois que ça. Au final, le coureur du team Salomon me mettra plus de 14 heures dans la vue... Ni vu ni connu.
Rencontre du 3e type
La pente s'adoucit sur un paysage magnifique. La nuit tombe, je n'ai qu'une hâte, arriver au prochain ravitaillement du Cormet de Roselend - probablement l'un des plus beaux cols alpins. Ici, aucune assistance autorisée mais un "sac d'allègement" (d'allègement, il n'est absolument pas question, vu que le matériel obligatoire doit être porté jusqu'au bout) rapatrié par l'organisation avec des affaires de rechange. Re-balles neuves. Tee-shirt, chaussettes... À cette heure-là, Michel Lanne doit être dans son bain. Ici, on n'a pas de baignoire mais on a des plats chauds : pasta-gruyère-sauce-tomate préparée en direct dans une poêle géante par Dédé la saumure - eu égard au sel absolument nécessaire en (ultra) trail sous peine d'hyponatrémie. Après quelques massages jambiers fort agréables effectués par ma-cousine-Astrid-et-mon-père-extra-lucide, je me couronne d'une lampe frontale, direction le col de la Sauce, 3,4 km plus loin et 400 m D+ plus haut. Des alpages qui, si on ne fait pas attention au balisage, peuvent rapidement se transformer en dédale cérébro-spinal infernal.
Dans la descente, au milieu de nulle part, je tombe nez à museau avec une Tarentaise couchée. La vache ! Aaaaaah ! Je (sur)saut(e) de côté, moi qui somnolait en courant. Le cardio monte en flèche. La Tarine, elle, rumine en se demandant ce qu'un monchu peut faire dans le coin en pleine nuit, en tee-shirt-collant-pipette. Bin, on court la TDS...
Le chemin du curé
Du bovin, je passe au grille-pain. Au loin, une flambée d'au moins 2,5 mètres de haut chatoie dans le noir indélébile. Un trailer qui a froid ? Une soirée marshmallow ? Non, quatre "pisteurs" moustachus qui incitent fortement à serrer à gauche. Hein ? Quoi ? Qu'est-ce ? Je ne m'arrête pas sous peine de voir disparaître le coureur qui me précède, tel un chamois qui file à toute bise, et de me retrouver seul. "Gaffe, c'est le chemin du curé !" me lance-t-il, d'un ton audacieusement assuré. Une route taillée à même la falaise. J'apprendrai plus tard que c'est le chanoine H. Frison, en 1891-1892, qui en prit l'initiative pour faciliter la communication entre deux chalets lui appartenant. Un chemin en encorbellement de 350 mètres de long et 3 de large qui surplombe un ravin où se brise un torrent. Dans le noir total, autant vous dire que j'embrasse littéralement la falaise. Ce serait quand même couillon d'aller piquer une tête au fond du tonitruant cours d'eau.
La Gittaz. La barrière horaire est à 2h30. Il est à peine 23 heures. Tranquille. Mon assistance est encore là, fidèle au poste, se gargarisant d'une eau-de-vie locale maison proposée comme brûleur nocturne. Je monte jusqu'au col Est de la Gittaz, une belle bosse dans laquelle je double une grosse centaine de coureurs. Puis c'est le pointage d'Entre Deux Nants. "Allez, encore sept petits kilomètres jusqu'au col Joly !".
Col Joly, col maudit
Sept "petits" kilomètres ! Deux coureurs, jusqu'alors plutôt jovials et bavards, en perdent leur latin. Un troisième s'étrangle avec sa banane. Un autre est foudroyé par une crise de cacochymie. "Ça peut paraître très long en cas de coup de moins bien" m'expliquait Guillaume Millet, quelques heures avant le départ. "Long" s'avérera finalement un poil en-deçà de la réalité. C'est in-ter-mi-nable !!! En prime, je prends froid. Mon nez semble se fracturer en deux. Je pointe au col Joly-maudit "dans un état proche de l'Ohio, j'ai le moral à zéro, on m'a laissé en radeau, j'imaginais trouver l'Eldorado" semble se marrer Gainsbourg.
L'Eldorado, c’est un bon 38,5°C de fièvre. Thérapie : un doliprane 1000 et 15 minutes de repos dans la voiture. Sous la tente du ravito, je refais le plein de soupe aux vermicelles. Et au moment de repartir, une tempête s'abat sur le col Joly, décidément maudit. J'enfile ma veste et mes gants imperméables et, par précaution, un poncho de pluie. Trois, deux, un... Euh... elle est où la pluie ? Et les rafales de vent ? Pas l'air fin avec mon attirail de marin. Je descends à tombeau ouvert, ma cape de pluie papillonnant ridiculement derrière moi. Je sens bien que je fais effet auprès de la vingtaine de coureurs,en short, pépères, que je dépasse les cheveux au vent. Les Contamines ! 94,8 km, 5 753 m D+. Le très gros de la course est fait. J'attaque la dernière difficulté de la course. On passe de 1 150m à 2 120m en deux fois, avec une courte descente entre les deux tronçons, soit 1 000 mètres positifs.
Le col du Tricot... de porc !
J'avale les kilomètres jusqu'aux chalets du Truc, puis jusqu'aux chalets de Miage. Pour arriver au bas du fameux col du Tricot. Je ne sais plus qui me disait que ce n'était pas aussi difficile que ça, que tout compte fait c'était plus impressionnant qu'autre chose, mais à ce moment de la course, et 22 heures dans les pattes, je l'aurai tué le type. Il est malade ou quoi ?? 560 mètres positifs en lacets serrés et pierreux. Limite, j'y allais à quatre pattes ! Passons. J'escargote jusqu'au au sommet (2 120 mètres), où une pluie fine commence à tomber. La descente. La descente ? L'horreur. A ce moment précis, j'en ai ras les chaussettes de compression. Jusqu'à la passerelle suspendue traversant la langue terminale du glacier de Bionnassay. C'est marrant. Ou pas. Un Japonais trouve l'attraction tout sauf comique. Moi, ça me fait sourire.
Jusqu'à ce que réalise que les gentils organisateurs nous font remonter jusqu'à Bellevue. Aucune difficulté majeure s'ils n'étaient les 105 kilomètres parcourus jusque là. Bellevue. Il est 8h32. 4,8 km et 800 mètres négatifs. C'est long, qu'est-ce que c'est long. Pourtant, je lâche les freins. La partie en "S" bitumée avant les Houches fait très mal aux jambes. Dernier ravito. Un comité d'accueil m'attend. Je bois un coca et repart sur les chapeaux de roue (...) histoire de finir cette TDS. Il reste 7,9 km jusqu'à l'arche d'arrivée à Chamonix. Ma cousine fait office de "pacer" et je mets 1h08 pour faire les Houches-Chamonix, quand Michel Lanne, le vainqueur, mettra 16 petites minutes de moins. 7 km/h de moyenne... Je suis sur la rue du Docteur Paccard. Les touristes applaudissent. A Chamonix, l'UTMB n'est pas une simple course autour du mont Blanc : c'est la fierté des habitants. Mon quart d'heure de célébrité warholien. Je franchis la ligne d'arrivée avec ma fille et ma petite nièce, après 28 heures et 24 minutes. 674e sur 1818 partants. Je viens de boucler un demi-tour du mont Blanc et... mon dernier jour d'été. Magique.