Le seul restaurant Relais & Châteaux, sociétaire des Grandes Tables du Monde, établi sur une île, vient d'être proclamé "meilleur restaurant en Ile Barbe, donc du monde".
La presse lyonnaise - évidemment tout ce que la profession compte de meilleur, la fine-fleur en somme - s'est retrouvé, ce matin, à l'Ile Barbe. "Save the date", annonçait le communiqué.
Le très élégant blanc de noirs de la maison Lombardi (les seuls Lyonnais à faire leur propre champagne) descend les gosiers - "il est déjà 10h45" plaisante très sérieusement Jean-Christophe Ansanay-Alex. Cet ex-secrétaire d'État au tourisme de l'Ile Barbe (dont l'indépendance a été décrétée le 16 mars 1977, deux cent un ans après celles des États-Unis) annonce officiellement la publication, au journal de l'Etat souverain de l'Ile Barbe, du titre de "Meilleur restaurant en Ile Barbe, donc du monde" pour L'Auberge de l'Ile, son propre restaurant.
Applaudissements, poignées de main chaleureuses, champagne, cigare. Le tout en petit comité, sans les représentants du guide Michelin qui, à l'aube de dévoiler leur cuvée 2019 des étoilés, devrait sans doute se pencher prochainement sur le berceau de cette table édifiée sur les vestiges de l'une des plus anciennes abbayes de Gaule.
"L'Ile Barbe est une terre à canulars, s'amuse le chef-propriétaire. J'adore les canulars. A l'époque, on avait créé l'Etat souverain de l'Ile Barbe. Je me suis aussi inspiré de Jean Ducloux (Greuze, à Tournus, NdlR) qui avait un tampon du Gault et Millau et se classait à 20/20 sur les en-têtes de lettres. C'est de l'humour, avec beaucoup de sérieux."
L'état d'esprit de l'Ile Barbe est sauf. Gageons que les inspecteurs du guide rouge goûtent à la plaisanterie.
Pousse-café : Jean-Christophe Ansanay-Alex en a également profité pour inaugurer son ponton privé, "après quinze années de démarches", qui permettra d'accueillir les clients à L'Auberge de l'Ile à bord d'un Larson Cabrio 225. Clin d'oeil au débarquement de 1977 en bateau de pêche pour "décréter la Constitution sur place d'une baronnie souveraine, avec pour siège gubernatorial la providentielle Auberge de l'Ile".
--------------------------------
Article publié dans le livre : Les tables mythiques de Lyon.
La table du gouverneur
C'est sans nul doute le seul restaurant Relais & Châteaux, sociétaire des Grandes Tables du Monde, établi sur une île. Édifié sur les vestiges de l'une des plus anciennes abbayes de Gaule, L'Auberge de l'Ile Barbe a fêté ses 50 ans d'histoire en 2017. Quand le mythe croise les légendes...
Insula barbara.Un bout de rocher de 550 mètres de long et 120 mètres de large qui s'élève au milieu de la Saône, au nord de Lyon. "Une île stérile, inculte et sauvage", dont "les bois, les épines et les ronces" qui la recouvraient la firent appeler barbare, d'où est dérivé, par syncope, le nom de Barbe qu'elle porte aujourd'hui*.
Avec un substantif pareil, pas étonnant que les légendes foisonnèrent.
L'une d'entre elles fait de Longin, le centurion romain ayant percé les flancs du Christ sur la croix, le fondateur de l'abbaye installée sur l'île. La légende raconte que le soldat, rongé de remords, s’était retiré à l’île Barbe pour y faire pénitence. Il apporta dans son exil la coupe sacrée, le Saint Graal, qui avait recueilli le sang du Christ au cours de la Cène, et le corps de Sainte Anne, la mère de la Vierge. Une autre légende rapporte que l'olifant de Roland, en charge de l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne, y est enterré quelque part (armé de son épée, Durandal, Roland ne peut contenir l'assaut des Vascons au Col de Roncevaux et perd ses troupes. Alors que la vie le quitte, il trouve la force d'appeler Charlemagne en soufflant dans un olifant).
Des moines... aux œufs bénédictine
Ce qui est avéré, c'est que l'île fut longtemps le lieu majeur de dévotion des Lyonnais (avant de s'effacer progressivement, aux XVIIe et XVIIe siècles, face à la concurrence de Notre-Dame de Fourvière). "L'île Barbe abrita l'un des plus vieux exemples de patrimoine paléochrétien, une abbaye dont la tradition fait remonter l'origine aux premiers martyrs lyonnais" consigne une recherche de la Bibliothèque municipale de Lyon**. Ce qui est aussi attesté c'est que Charlemagne y confia le dépôt de ses capitulaires et des manuscrits les plus anciens.
Depuis, la dévotion mariale s'est convertie en zèle culinaire. La famille Ansanay-Alex y sévit depuis bientôt un demi-siècle à L'Auberge de l'Ile Barbe (dans ce qui était, à l'époque des moines bénédictons les cuisines et les dépendances, voisins du grand réfectoire )***.
Petit retour en arrière. Milieu des années 60. Jean-Louis Ansanay-Alex est second de cuisine au Colisée, un prestigieux établissement des Champs-Élysées, Renée Gagnaire y est maître d'hôtel. Le Savoyard embarque la Vendéenne reprendre l'hôtel-restaurant familial de Notre-Dame de Bellecombe, l'Hôtel Bellevue. Leur vision moderne de la restauration se heurte à celle, très rurale ("on appelait les clients à la cloche" explique Renée Ansanay-Alex) de la famille. Direction Megève, au Jaillet. Le premier hiver, le duo fait carton plein. Le second hiver, 64-65, le manque de neige entraîne la faillite de l'affaire. Les Lyonnais Emile Métifiot (pneumatiques) et Pierre Bouteille (garage automobile), deux amis de longue date, proposent alors aux jeunes époux la gérance du Yacht Club du Rhône, à Saint-Germain-au-Mont-d'Or. Ils sympathisent avec leur voisin Louis Orsi (père de Pierre Orsi, place Kléber dans le 6e), fieffé restaurateur-hôtelier à Poleymieux-au-Mont-d'Or. Tous les matins, pour aller faire son marché, Jean-Louis Ansanay-Alex passe devant l'île Barbe, et en tombe amoureux. Louis Orsi le met en relation avec Claude Bouvier qui y gérait à cette époque une petite maison "ambiance rideaux rouges"...
Baronnie culinaire
À la fin de l'année 1967, l'affaire est conclue : les époux Ansanay-Alex, nouveaux propriétaires des lieux, ouvrent L'Auberge de l'Ile Barbe. "Ça nous avait coûté un saladier, on a du faire de gros travaux, on n'avait plus de sous" explique Renée Ansanay-Alex. C'est la grande famille de médecins lyonnais, les Rebattu, qui financera l'achat du fourneau de l'île Barbe (qui ne sera changé que cette année). Aux débuts, l'auberge fait simple : friture-fromage blanc. "Mon mari était très bon cuisinier, avec beaucoup de beurre et de crème !". La guinguette des bords de Saône mue doucement en un restaurant où les Lyonnais se régalent de canard à l'orange, de calamars à l’américaine, de fonds d'artichaut et de salades de fruits de mer. Le succès arrive rapidement. On est en mai 68, les Lyonnais fuient les événements de la ville, l'auberge ne désemplit pas. "Il y avait la queue jusqu'au portail, une file d'au moins une heure."
Le 16 mars 1977, deux cent un ans après les États-Unis, l'indépendance de l'île Barbe est décrétée, après que le chroniqueur Félix Benoît - fondateur de l'Ordre du Clou, sorte de conclave gastronomico-culturel ("où se distille la gelée royale de la pensée contemporaine") installé au bien nommé Institut des sciences clavologiques - ait débarqué en barque de pêche****. Saint Benoît, dont les anciens moines insulaires suivaient scrupuleusement les règles, serait apparu à l'écrivain et lui aurait ordonné de libérer l'île...
La baronnie souveraine de l'île Barbe est proclamée à L'Auberge, Jean-Louis Ansanay-Alex devenant, pour la circonstance, secrétaire d'État au tourisme.
C'est aujourd'hui son fils unique, Jean-Christophe qui est Gouverneur de l'île Barbe.
Chef particulier de la femme la plus riche du monde
Jean-Christophe Ansanay-Alex a surtout repris l'auberge familiale et en a fait, en quelques années, un fleuron de la cuisine française.
Son diplôme de l'école hôtelière de Thonon promotion "Georges Blanc" en poche, JCAA part en apprentissage dans grandes maisons étoilées (Pierre Orsi, à Lyon, Million, à Albertville, Grand Hôtel du Lion d'Or, à Romorantin,). Puis les cuisines particulières de Christina Onasis « à l'époque la femme la plus riche du monde ». "J'ai fréquenté tous les grands de la planète". Et de se souvenir d'une anecdote amusante. Le matin, à 10h30, Christina Onassis arrive en cuisine et commande de grosses asperges vertes pour son dîner. Pour un mois de mars, l'affaire s'annonce délicate. "Je file à Genève, tout le monde se fout de moi" se souvient celui que l'héritière appelait Christopher. "J'ai joint le type qui gérait les établissements de Paris et l'ait envoyé chez Fauchon. Il a trouvé des asperges vertes à... 500 francs le kilo ! On en a pris 5 kilos, qui sont revenus directement en Suisse en jet privé. À 19h00 pétantes, Christina Onassis avec ses asperges sauce hollandaise."
Mais son île natale lui manque. Il épaule donc son père à l'auberge, alors que son dernier maître de stage a prévu de l'envoyer chez Roellinger et Passard, deux des plus grands cuisiniers français. Un an plus tard, un terrible accident de voiture lui fait perdre l'usage de son bras droit. Signe de la vie ? Durant l'année qu'il passe à l'hôpital, son père, en rémission d'une grave maladie, reprend les fourneaux. Les médecins disent à Jean-Christophe de reprendre ses études. "Je suis cuisinier, je reste cuisinier, répond-t-il sèchement. Ce qui ne te tues pas te rends plus fort."
Sur l'île, le temps n'a pas d'emprise
En janvier 1991, la cuisine de L'Auberge de l'île devient celle du fils. Deux ans après son accident - encore un signe ? - une première étoile tombe. Une seconde en 2002.
Entre 2002 et 2008, le chef lyonnais prospecte à Londres pour ouvrir un restaurant. Ce sera L'Ambassade de l'île, avec le patron de l'OL, Jean-Michel Aulas. Michelin accorde un macaron en moins d'un an, le restaurant est élu meilleur restaurant français de Londres, Ansanay-Alex fait la couverture de Chef Magazine, participe au MasterChef de la BBC et un influent journaliste culinaire de la ville, après avoir testé L'Ambassade dix sept fois, conclu : « deux fois meilleur que Ducasse, trois fois moins cher".
Mais l'aventure s'arrêtera brutalement, les deux associés ne partageant plus la même stratégie. "J'y ai laissé 1,5 million d'euros..." . 2014, la 2e étoile de la maison-mère lyonnaise est retirée. "Le téléphone a moins sonné, ça a été une descente très dure, j'étais ruiné et moins concentré sur ma cuisine." S'ensuivent quelques missions de conseil à I Way, à Lyon aux Suites de la Potinière et à La Sivolière, à Courchevel, puis à l'Imperial Palace d'Annecy et Au Paris Bleu qui vient d'ouvrir à Shangaï, à quelques pas de La Villa de son copain, le Lyonnais Nicolas Le Bec. Et JCAA de rêver de récupérer sa deuxième étoile ("c'est en route, je le sens") et de "chatouiller la 3e".
Un brin philosophe, le gouverneur de l'île conclut : "ici, sur l'île Barbe, le temps n'a pas d'emprise. Mais il y a une chose qui ne ne change jamais, c'est que tout change tout le temps."