À Lyon, le patrimoine culinaire est sans conteste une force économique. Où comment la Ville utilise la bonne chère pour parvenir à ses fins.
« United States ! ». L'annonce à Lyon, mercredi 25 janvier 2017, du lauréat du Bocuse d'Or a créé une telle sidération que son président d'honneur, Joël Robuchon, s'est senti obligé de préciser qu' « il n'y (avait) pas eu de favoritisme » et que « les contrôles d'huissiers (avaient) été exceptionnels ».
Car derrière la médaille se cachent des enjeux de marché. Le Bocuse d'Or est aujourd'hui pleinement considérée comme une marchandise culturelle soumise à l'échange et au commerce mondial. D'où la nécessité de penser la gastronomie comme un domaine culturel (lire l'entretien de l'universitaire Julia Csergo).
Joël Robuchon, le chef le plus étoilé de la planète(1), confirme d'ailleurs à Lyon Capitale la « portée quasi-politique » du concours : « le Bocuse d'Or est plus qu'une simple compétition, croyez-moi. Les enjeux économiques et les retours sur investissements sont considérables. »
Si les Américains viennent de donner une magistrale leçon de cuisine au monde entier, c'est donc aussi (et surtout) une manière de vendre leur image à l'international.
Depuis que Hillary Clinton, en 2012, a mis sur pied au département d'État un programme de culinary diplomacy destiné à accroître le rôle de la cuisine dans la diplomatie américaine, les États-Unis ont fait de la gastronomie une arme diplomatique à part entière.
« On a investi de gros moyens humains et des centaines de milliers d'euros pour gagner. Mais les retours sur investissements seront énormes. Le Bocuse d'Or est un véhicule de marketing et de promotion exceptionnel pour les USA. »
Daniel Boulud, chef lyonno-new-yorkais multi-étoilé et membre fondateur de la Team USA.
Sur les traces d'Herriot
Plus de quinze ans avant, Bill Clinton avait pu se rendre compte de l'importance de cette gastro-diplomatie (le terme n'existait alors pas encore), à l'occasion du G7 organisé à Lyon. Le dîner offert par Jacques Chirac sous les ors de l'Hôtel de Ville faisait la part belle à la gastronomie française et lyonnaise. Avec pas moins de douze étoiles Michelin en cuisine. Raviolis aux quatre senteurs des alpages de Marc Veyrat, quenelle lyonnaise aux écrevisses de Paul Bocuse, poulet de Bresse au foie blond et crêpes de Vonnas de Georges Blanc, opaline aux mangues, jus de pommes et sablé au chocolat de Pierre Troigros.
« La gastronomie est un résumé à fort impact mémoriel de ce que peut être une ville » souligne Jean-Michel Daclin, président d'Only Lyon Tourisme et Congrès. À Lyon, la diplomatie par la table (ou diplomatie de bouche) n'est en effet pas nouvelle. Elle est même devenue une mythologie locale, puisque les élus locaux se réfèrent encore aux tables somptuaires du passé. En 2015, les dépenses spécifiquement attribuées à l'accueil de délégations étrangères s'est monté à 112 000 euros (-36% par rapport à 2014, économies obligent). « La table à Lyon est une règle majeure, explique Georges Képénékian, premier adjoint en charge de la culture et des grands événements. Ça toujours été une manière de concevoir la politique entre Rhône et Saône. »
Au fil du temps, la gastronomie est devenue l'une des représentations les plus emblématiques de la culture lyonnaise et de l'identité locale. Les mémorialistes de l'époque ont souligné les réceptions données quand Lugdunum recevait l'empereur Claude, la qualité des mets servis lors des conciles du Moyen-Âge, les repas officiels de l'Ancien Régime, les fastes lors des séjours de Napoléon Bonaparte et de Napoléon III. Mais c'est véritablement Edouard Herriot qui comprit l'intérêt de la table dans les négociations. « Il a été visionnaire sur les aspects économique et diplomatique de la gastronomie » atteste Julia Csergo, spécialiste d'histoire culturelle du monde contemporain à l'université du Québec à Montréal et en disponibilité de l'université Lyon 2.
Mangeur invétéré, le maire de Lyon s'était fortement engagé pour assurer à la ville un statut gastronomique, qu'il considérait déjà comme salutaire pour l'essor économique des campagnes environnantes. « Quand Edouard Herriot fonde les foires de Lyon en 1916, il considère la gastronomie comme l'un des principaux atouts pour lutter contre les puissances étrangères, une sorte “d'exportation intérieure” » explique Maria-Anne Privat Savigny, ancien conservateur en chef du patrimoine des Musées Gadagne(2). La section alimentation aura tellement de succès qu'elle débouchera sur un Salon des métiers de bouche, devenu aujourd'hui le Sirha, plus grand salon mondial dédié à la restauration. La gastronomie fait alors partie des arguments de promotion de la ville. La fameuse « sainte alliance du tourisme et de la gastronomie » chère au critique culinaire Curnonsky.
Les tribulations de Collomb en Chine
C'est ce qu'on appelle aujourd'hui la « gastro-diplomatie ». Si le terme est apparu pour la première fois en 2002 dans le magazine anglais The Economist(3), la gastro-diplomatie est un secteur de la science politique qui existe depuis toujours mais qui a été codifié à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « C'est la promotion, par les gouvernements, de la nation comme une marque. Les États développent alors des stratégies, avec des budgets ad hoc pour d'exporter leur patrimoine culinaire » explique Alessandra Roversi, professeur à l'Université des sciences gastronomiques de Pollenzo, dans le Piémont. À ne pas confondre avec la diplomatie culinaire qui « désigne l'utilisation de la table pour transmettre un message non verbal. En ce sens, le repas permet d' « ingérer » des paroles ou de « digérer » un accord » et d'huiler des relations dysfonctionnelles. » La table est un « soft power » (pouvoir de l'intelligence), comme on dit, qui pèse lourd dans la balance commerciale.
Lors de la venue du président chinois Xi Jinping à Lyon, en mars 2014, le dîner concocté par Jean-Christophe Ansanay Alex (Auberge de l'Ile Barbe) et Alain Le Cossec, Meilleur ouvrier de France et professeur à l'Institut Paul Bcouse, a ainsi été « facilitateur » dans les négociations selon les personnes présentes. Concrètement, l'accord signé entre Keolis et le poids lourd du métro en Chine, Shentong Metro Group, les projets d'implantation d'un centre de soins de médecine chinoise du groupe pharmaceutique Sinopharm ou d'une base arrière du Beijing Genomics Institute (BGI), le plus gros institut de biotechnologie du monde. Ou encore le gros coup de boost sur les exportations de beaujolais. « Entre une rencontre et la signature d'un contrat, il peut s'écouler des années, assure Patrick Molle, ancien directeur de l'EM Lyon, qui connaît bien la Chine pour y avoir effectué une centaine de voyages. Il faut beaucoup de discussions, de partage. »
La visite du numéro 1 chinois à Lyon a sans doute aussi très certainement joué un grand rôle dans l'annonce faite par la Bank of China à Lyon Capitale, un an plus tard, d'investir trois milliards d'euros ces prochaines années dans la métropole. « Lors d'un voyage en Chine, il nous ont fait l'honneur de mettre du vin à table. Quand on leur a dit qu'on était plutôt alcool de riz, ils n'y sont pas allés de main morte : on a du s'enfiler entre dix ou quinze verres. Et le « campé ! », c'est cul-sec... Ils regardaient si on buvait bien. Mais ça s'est bien passé. On a ainsi pu discuter plus sereinement. » raconte Georges Képénékian. Grisés par l'alcool de riz...
Ballon rond et soupe VGE
Le vin peut être une source de tension diplomatique. La France en a fait les frais, en novembre 2015, lorsque les Iraniens ont annulé le repas prévu à l'Élysée à l'occasion de la visite du président iranien Hassan Rohani. Motif : il y avait du vin à table, ce qui était contraire aux critères islamiques. Or, en matière de gastro-diplomatie, la règle protocolaire est la suivante : les usages de la puissance invitante l'emportent sur les convenances ou les traditions du pays invité. « Lors des rencontres officielles,notamment avec des chefs d'État ou des ministres, le repas est élaboré dans les moindres détails. Le protocole est étudié des mois à l'avance, avec de nombreuses réunions en amont » explique-t-on place de la Comédie. Ainsi, le 20 décembre dernier, le maire de Beer Sheva (Israël), Ruvik Danielovich, s'est vu servir un menu casher. De même en 2004, quand Lyon a organisé et accueilli la Conférence internationale des maires pour la paix au Proche-Orient, il a fallu jongler entre les menus normaux, casher et halal.
« Il faut peut appréhender le repas à travers une triple lecture, comme un acte politique, culturel et diplomatique, résume Florent Quellier, titulaire de la chaire CNRS « Histoire de l'alimentation des mondes modernes » à l'université François-Rabelais de Tours(4) et co-auteur de « À la table des diplomates » (4). Quelque soit le régime ou le parti politique, il y a toujours eu cette volonté d'utiliser la table comme un outil diplomatique ».
L'Olympique Lyonnais organise ses dîners officiels d'avant-matchs européens chez Paul Bocuse. D'après le staff, les équipes adverses disent toujours « super, on va dîner chez Bocuse ! ». De là à négocier le résultat...
(1) En février 2017, Joël Robuchon collectionne 30 étoiles pour 27 établissements à son nom.
(2) « Gourmandises ! Histoire de la gastronomie à Lyon », Silvana Editoriale Spa, 2011.
(3) Food as ambassador. Thailand's gastro-diplomacy. 21 février 2002.
(4) Florent Quellier est l'un des contributeurs de l'ouvrage « À la table des diplomates. L'histoire de France racontée à travers ses grands repas. 1520-2015 » (éd. L'Iconoclaste, 2016).