Alors que les vendanges ont débuté un peu partout en France, le lobby du vin lance une grande “campagne de mobilisation nationale en faveur des productions viticoles de l’Hexagone”.
On peut y voir François Hollande et Jean-Marc Ayrault siroter un grand verre de blanc, avec cette légende : “Merci, Monsieur...., de soutenir les 500 000 hommes et femmes qui produisent du Made in France.”
En toile de fond, l'éternelle crainte d'une taxe sur le vin. Ce projet de taxation s’inscrit dans la lignée de la fiscalité dite “comportementale” (à savoir des prélèvements obligatoires censés influencer les comportements jugés à risque en matière de santé publique).
Cette idée de taxation intégrée au projet de loi pour le financement de la Sécurité sociale sera discutée par le Parlement dès le 9 octobre prochain.
Mardi 1er octobre, lors des questions au Gouvernement en séance publique de l'Assemblée nationale, le ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll s'est voulu très clair : “Il n'y aura pas de fiscalité sur le vin.”
Chronique d’une taxe bachique
> 17 octobre 2012 : Jean-Marc Ayrault demande à la Mission interministérielle de lutte contre les toxicomanies (MILDT) de préparer un plan gouvernemental pluriannuel de lutte contre la drogue et les toxicomanies.
> 20 janvier 2013 : La MILDT convie Michel Reynaud, chef du département de psychiatrie et d'addictologie de l'hôpital universitaire Paul-Brousse, à Villejuif, à lui rendre un “rapport de synthèse des différents dommages liés aux addictions”.
> 15 mai : Un groupe de sénateurs socialistes, emmené par leur président François Rebsamen, maire de Dijon, se dit “opposé” à une éventuelle taxe sur le vin. Cela fait suite aux travaux de la Mission d'évaluation et de contrôle de la Sécurité sociale (MECSS) du Sénat, présidée par Yves Daudigny (PS), sur une fiscalité dissuasive dite “comportementale”.
> 7 juin : Le Pr Michel Reynaud rend son rapport sur “Les dommages liés aux addictions et les stratégies validées pour réduire ces dommages”. Le rapport propose de “remonter massivement les taxes” sur l'alcool et de les “unifier au regard des impératifs de santé publique”. Le vin est implicitement ciblé.
> 12 août : Le ministre de l'Économie Pierre Moscovici explique la fiscalité avantageuse dont bénéficie le vin : “Le vin supporte une fiscalité de 2,7 centimes par bouteille de 0,75 litre, la même quantité de bière à 5° est fiscalisée à hauteur de 27 centimes (…) et les droits d'accises applicables à la même quantité d'alcool titrant 40° s'élèvent à 5 euros. En outre, la fiscalité applicable aux vins tranquilles dans les États membres de l'Union européenne est en moyenne 18 fois supérieure aux droits d'accises en vigueur en France.”
> 19 septembre : La MILDT publie son “plan gouvernemental de lutte contre la drogue et les conduites addictives 2013-2017”.
> 26 septembre : L'association Vin & Société, qui regroupe tous les acteurs de la filière de la vigne et du vin en France, lance une grande campagne de communication contre la “radicalisation du message sanitaire” lié au vin.
> 28 septembre : Le ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll, en visite dans le Lot, “[dément] toute idée de taxation sur le vin pour 2014”.
> 1er octobre : Lors des questions au Gouvernement, en séance publique de l'Assemblée nationale, Stéphane Le Foll réitère ses propos : “Il n'y aura pas de fiscalité sur le vin.”
> 9 octobre : Débat parlementaire autour du projet de loi sur le financement de la Sécurité sociale, auquel est intégré le projet de taxation du vin.
---> Page 2 : La taxation serait-elle efficace en matière de santé publique ? Réponse de Christian Ben Lakhdar, chercheur en économie des drogues
ENTRETIEN (paru en mai 2013)
Des sénateurs planchent en ce moment sur une fiscalité dissuasive, dite “comportementale”, pour faire baisser la consommation d'alcool chez les Français. Le vin pourrait bien ne pas échapper à cette nouvelle taxation. Bien que le ministre de l'Agriculture n'ait “jamais souhaité et imaginé quoi que ce soit”, la polémique a coulé comme la mise en perce du beaujolais nouveau un troisième jeudi de novembre. À tel point que défenseurs et partisans d'une taxation du vin – “le vin, c'est de la culture”, dirait Bernard Pivot dans son Dictionnaire amoureux du vin – avancent à grand renfort de chiffres tous différents. Au point de ne plus savoir à quel (vin) saint se fier.
Lyon Capitale a donné la parole à Christian Ben Lakhdar, enseignant-chercheur en économie des drogues et addictions et membre du Haut Conseil de la santé publique.
Lyon Capitale : Quels sont les chiffres de l’alcool ?
Christian Ben Lakhdar : L'économiste Pierre Kopp a estimé le coût social de l'alcool à 37 milliards d'euros pour l'année 2003. Cela représente 2,37 points de produit intérieur brut (PIB) et 600 euros supportés par habitant et par an. Pour le tabac, ses estimations sont de 47,7 milliards d'euros, soit 3 points de PIB et 772 euros par habitant et par an.
Dans son étude coût/bénéfice, Pierre Kopp montre que pour l'alcool les finances publiques sont positivement impactées [du fait des dépenses de santé non effectuées et des retraites non versées liées aux décès prématurés imputables à l'alcool et sous l'effet des taxes, NdlR]. Autrement dit, l'alcool rapporte plus qu'il ne coûte. Au contraire du tabac et des drogues illicites. Il s'agit du point de vue des finances publiques pures.
En revanche, si on ne s'intéresse plus uniquement aux finances publiques, mais au bien-être économique du pays, autrement dit en prenant en compte tous les coûts directs et indirects de la consommation d'alcool [dépenses publiques de soins, de prévention, de répression et de recherche et prélèvements obligatoires non effectués liées aux décès prématurés imputables à l'alcool, NdlR], l'alcool coûte à la collectivité, à l'instar du tabac et des drogues illicites. Pour l'alcool, c'est 8 milliards (contre 14 milliards pour le tabac et 1 milliard pour les drogues illicites).
Que pensez-vous de ce projet de taxe sur le vin ?
Le niveau de la taxe, c'est une question très difficile, car on n'a pas d'estimation de l'élasticité prix/alcool. L'élasticité, c'est la sensibilité aux variations de prix de la demande. Par exemple, en France, on sait que l'élasticité prix/tabac est de -0,3, ce qui signifie que, quand le prix du tabac augmente de 10 %, la consommation diminue de 3 %.
Et pour l’alcool ?
Pour l'alcool, on n'a pas d'estimation de cette élasticité. Pourquoi ? Car, depuis les années 1960, la consommation d'alcool diminue, alors que le prix augmente. Mais cette baisse de la consommation est en réalité liée à la qualité de l'acool que les Français boivent. Autrement dit, les Français boivent moins de vin mais boivent du meilleur vin. Grosso modo, dans les années 1960, la consommation de vin est hallucinante.
Selon l’Insee, elle était de 174 litres de vin par an et par habitant...
Ça fait un demi-litre par jour. C'est énorme.
Si je vous comprends bien, aujourd’hui on boit moins mais on boit mieux, c’est ça ?
Je ne dirais pas ça, car cela reste de l'alcool en termes de santé publique. En tout cas, on boit moins. Par contre, les comportements d'alcoolisation ont complètement changé. Autrement dit, il y a quelques années, on s'alcoolisait un peu tous les jours. Aujourd'hui, et particulièrement chez les jeunes, la consommation n'est plus quotidienne mais hebdomadaire et très élevée. C'est ce qu'on appelle le binge drinking.
Une éventuelle future taxe sur le vin aura-t-elle un impact dissuasif ?
Pour tout vous dire, sur la consommation des jeunes, non, il ne faut pas rêver. Ce ne sont pas eux qui boivent du vin. En revanche, si on taxe les bières et les alcools forts, oui. Si on taxe uniquement le vin, les comportements chez les jeunes ne vont pas changer.
Et chez les adultes ?
Si j'en crois mon modèle d'économie néo-classique complètement rationnel, oui. Plus un bien est cher, moins il est consommé.
Une faible augmentation sert-elle à quelque chose ?
Non. C'est un peu l'exemple de la taxe soda de Fillon. La répercussion sur le prix de vente des sodas a été d'1 ou 2 centimes. Elle n'a eu aucun impact en terme comportemental.
Si ce n’est de rapporter plus de recettes fiscales à l’État...
Oui, c'est sûr.
Pour qu’une taxe sur le vin soit dissuasive, il faudrait l’augmenter de 20 %, 30 % ?
Je ne pourrais pas vous donner de chiffre. Mais si, effectivement, la taxe sur le vin augmente de 1 centime l'impact attendu sera quasi nul. Encore une fois, on parle du vin. Entre le rosé à 5 euros et un Petrus à 1 200 euros, on ne parle pas des mêmes produits. Ni des mêmes consommateurs. C'est donc très compliqué, cette taxe sur le vin.
N’est-ce pas d’autant plus compliqué qu’on est sur ce que d’aucuns appellent un “bien culturel national”, une tradition millénaire ?
Même si on omet le côté culturel du vin, il suffit de dire que la représentation nationale – autrement dit, tous les parlementaires et tous les sénateurs – font partie d'un département ou d'une région viticole. À partir de là, il y a des emplois en jeu, il y a de l'économie en jeu et on ne va pas aller contre tout cela, en particulier en cette période économique.
En résumé ?
Le problème gouvernemental est donc de trouver une balance entre faire rentrer des recettes fiscales – sous couvert de santé publique – et le fait de ne pas mettre des bâtons dans les roues des viticulteurs. De toute façon, l'État a besoin d'argent, donc à mon avis la taxe sera très faible pour ne pas entamer le chiffre d'affaires de l'industrie vini-viticole [7,6 milliards d'excédent commercial, 558 000 emplois, 1 milliard d'euros de recettes pour l'État selon Vin & Société, NdlR].
Faudrait-il, comme pour le tabac, des pictogrammes sur les bouteilles de vin afin de dissuader les Français de trop boire de vin ?
Je pense que toute politique qui vise à délivrer de l'information sur les conséquences sanitaires à long terme de la consommation de produits dommageables pour la santé est une bonne chose. Autrement dit, en s'alcoolisant dès 13/14 ans, le jeune ne se dit pas qu'il va mourir d'un cancer du foie à 40 ans. Donc, oui, a priori, ça devrait avoir un effet sur les comportements à long terme en termes de santé publique.
A-t-on une idée de l’impact de la loi Evin ?
C'est compliqué car, comme je vous le disais, depuis les années 1960, on est dans une phase drastique de diminution de la consommation d'alcool. La vente de vin chute de façon linéaire et les autres alcools stagnent. Donc, on n'arrive pas à isoler les impacts de la loi Evin.
Il y a une vraie guerre des chiffres. Chaque camp, selon qu’il soit contre ou pour une nouvelle taxe sur le vin, avance ses chiffres. À qui se fier ?
Je reste sur l'Insee. Si on commence à mettre en doute les chiffres de l'Insee, il n'y a plus de statistique publique en France.
Sur le nombre de décès causés par l’alcool, pareil. Certaines études annoncent 49 000 morts, d’autres 22 000...
Quand je travaillais à l'OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies), on a eu le même problème avec les associations anti-alcooliques : l'OFDT avançait le chiffre de 400 000 Français qui avaient un problème avec l'alcool ; les associations nous sont tombées dessus en disant qu'il fallait prendre en compte 1,4 million de Français... La question “à partir de quand la consommation devient-elle problématique ?” est très compliquée.
Sur cette possible future taxation, il y a de vrais enjeux politiques, économiques, de santé publique...
Oui. Comme vous l'avez dit, culturellement, il s'agit de notre produit à nous. On touche à quelque chose de politiquement sensible.