Il était resté 27 ans dans l'un des bouchons les plus célèbres de Lyon. Julien Emmanueli, l'ancien chef du Garet, parti à la retraite en 2018, est décédé, nous apprend Tribune de Lyon. Nous publions l'article sur l'institution Le Garet, paru dans l'ouvrage "Les Tables Mythiques de Lyon" et dans le magazine Lyon Capitale n°736.
Julien Emmanueli, l'ancien chef du Garet, parti à la retraite en 2018, est décédé, nous apprend Tribune de Lyon. Il était resté pendant 27 ans dans l'un des bouchons les plus célèbres de la ville de Lyon.
Nous publions l'article sur l'institution Le Garet, paru dans l'ouvrage "Les Tables Mythiques de Lyon" et dans le magazine Lyon Capitale n°736.
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Le bouchon résiste
Entre Côte d’Ivoire, entrecôte à cheval, résistances plurielles (Jean Moulin, le tablier de sapeur) et plaisante sagesse lyonnaise, Le Garet est l’une des plus vieilles institutions culinaires de la ville. On y vient avec âme chercher le souffle de Guignol et Gnafron.
“Faut pas m’casser les bonbons trop fort, j’vous avertis !” “Vingt-deux ans que chui enchaîné ici... Ils m’ont mis deux boulets, les godiveaux !” Vous cherchiez un authentique patron de bouchon et son gémeau aux fourneaux ? Filez doux et droit rue du Garet. Véritable conservatoire de l’âme lyonnaise, Le Garet est au bouchon ce que la chèvre de montagne est à l’escalade. C’est l’aristocratie de la cervelle meunière et de la tête de veau sauce ravigote, le temple de la gouaille, du calembour et de la contrepèterie. Frédéric Dard ne s’y était pas trompé. En grand habitué des lieux, il avait juré qu’on ne le ferait pas courir après une viande rouge mais qu’il traverserait bien la place Bellecour à pied pour se boulotter une tête de veau sauce vinaigrette. Petite parenthèse à l’intention des amateurs : avant d’attaquer le morceau, prendre bien soin de mouiller le palais avec un beaujolais, il n’en sera que meilleur.
Cochon émérite, mainate d’escalier
Bref. Tout, ici, conduit à l’abandon de la moindre activité cérébrale superfétatoire ; la seule entorse à la règle est de s’enquérir du menu, choix des plus cornélien tant tout est bon dans le cochon. L’animal trône d’ailleurs, tel un héros gras et grec, sur la table ovale centrale (très prisée) du Garet. À noter que le cayon n’est pas la seule bestiole à avoir droit de circulation. Le mainate avait également son rond de serviette, naguère.
Petit retour en arrière. Après-guerre, Maurice Néanne rachète l’emplacement à un certain François Vibert. De mémoire de gosier, il n’existe alors aucun nom au fronton ; on allait chez Vibert, comme on allait aux PTT. Histoire d’éponger un peu, l’estanco faisait aussi un casse-croûte amélioré. Une réclame sur un programme du théâtre de la rue Joseph-Serlin – aujourd’hui disparu – en atteste : “Après vous être rempli l’esprit, allez vous remplir l’estomac”, pouvait-on y lire. On est en 1920. Vingt-huit ans plus tard, Maurice Néanne, qui tenait un modeste “casse-graine” à Perrache, débarque donc rue du Garet avec quelques ambitions culinaires. Sa mère, qui tient Le Dauphin rue Confort (Lyon 2e), a la réputation d’être une cuisinière hors pair. Maurice Néanne part apprendre l’art du bien-manger chez Morateur, rue Grôlée, l’une des meilleures tables de la ville.
Le tablier de sapeur et le carreleur
On s’y régale d’entrecôte à cheval, de raie au beurre noir, de rouget, de carpe et... de tablier de sapeur. Le plat, apparu sous le Second Empire, avait en effet disparu des tables lyonnaises. Selon le Dictionnaire historique de Lyon, la spécialité doit son nom au maréchal de Castellane, qui un jour compara le morceau de fraise de bœuf – ou “gras-double” – au tablier de cuir du sapeur. Castellane avait commencé sa carrière militaire en tant que sapeur du génie et ce tablier a pour but de protéger l’uniforme lors des travaux difficiles. D’ailleurs, fier de sa trouvaille, Néanne, très copain avec Borgeot de La Tassée (rue de la Charité, Lyon 2e), avait décrété à son copain : “Tu n’empiètes pas sur moi, je fais le tablier de sapeur !”
Jean Moulin venait parfois déjeuner, à droite de l’entrée, caché par un rideau rouge. Bertrand Tavernier y tourna L’Horloger de Saint-Paul. Artistes de l’opéra, chanteurs, politiques, notables et petit peuple se côtoient alors à l’éminent Garet. Le patron avait opté pour “Chez Maurice”. Mais, comme il y en avait trop dans le coin, de fidèles clients ont fait capoter l’idée... sauf le carreleur qui a décidé, furibond, de graver à même le sol le nom choisi par le tôlier derrière le bar. Maurice Néanne meurt jeune, dans un accident de voiture. Sa femme, Marcelle, prend la suite. C’est sous sa couronne qu’un mainate prit ses quartiers dans les escaliers. À 22 heures, qu’il pleuve ou qu’il vente, l’oiseau chantait : “Alleeeeez... dehoooors...”
Nobel de la mangeaille lyonnaise
Mais la mère Néanne, flagada, veut vendre. En vacances en Côte d’Ivoire, elle rencontre Michel Laurent, installé sur place. Elle lui parle de son affaire... qui est conclue à la six-quatre-deux. Coup de chance, la femme de Michel Laurent a le béguin pour Lyon. En juin 1982, Le Garet change donc de pilote, mais aussi de “pianiste”. Julien Emanuelli s’approprie les fourneaux. C’est la grande époque du Garet. Lauréat de l’ordre du mérite de Gnafron – l’équivalent du Nobel pour le vin et la mangeaille lyonnaise, décerné aux établissements qui maintiennent la tradition des véritables bouchons –, Le Garet devient rapidement l’un des emblèmes de Lyon. La Ville lui décerne même une (rare) médaille d’or pour la fresque en mosaïque, en extérieur.
En septembre 2002, Michel Laurent prend sa retraite. Quand il apprend que le futur acquéreur envisage de transformer l’endroit en self-service, il vire au rouge. Ce sera finalement un gone, Emmanuel Ferra, “100 % du cru, revendiqué comme tel avec le Rhône et la Saône dans les veines”, qui topera : “M. Laurent m’a vendu sa maison à travers non pas un prix mais une histoire. J’ai acheté Le Garet sur une poignée de main !” Tatoué d’un Guignol, le gamin n’en est pourtant pas un. Passé par Paul Bocuse, Larivoire, La Belle Otéro à Cannes et Léon de Lyon, l’homme sait de quoi il parle : “Je voulais revenir à l’essentiel, je voulais du bistro avec de la gouaille et des mecs qui boivent des canons, pour qui le repas est une fête, ni du Starck ni du prout-prout.”
Le décorateur d’intérieur n’est effectivement pas passé là. Et c’est tant mieux. L’histoire est sur les murs et dans les assiettes. Cette année, Le Garet fête ses 144 printemps et sa tonne de quenelles annuelle.
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Le Garet
7 rue du Garet, Lyon 1er
04 78 28 16 94